À la tête du service des maladies infectieuses du Centre hospitalier universitaire (Chu) de Fann de Dakar, le professeur Moussa Seydi n’en est pas à sa première crise. En août 2014, c’est son équipe qui avait soigné le seul malade d’Ebola du Sénégal, lors d’une épidémie qui avait fait plus de 11 000 morts entre 2014 et 2016, majoritairement africains.
Avec 34 malades du coronavirus à ce jour [dont deux guéris], répartis entre Dakar, Diamnadio et la ville sainte de Touba, le Sénégal est l’un des pays sub-sahariens les plus touchés, avec l’Afrique du Sud et le Burkina Faso. Si le professeur Seydi semble confiant quant à la capacité du pays à contenir l’épidémie, il alerte sur l’incapacité des pays africains à faire face à des niveaux de contagion similaires à ceux que connaissent de nombreux États asiatiques ou européens.
Jeune Afrique : Le Sénégal a récemment annoncé plusieurs mesures fortes, comme l’interdiction des rassemblements publics, la fermeture des écoles et des universités, ou la suspension de liaisons aériennes. En quoi sont-elles nécessaires ?
Moussa Seydi : Elles ne sont pas nécessaires, elles sont capitales. Les grands rassemblements de populations sont l’un des carburants principaux de cette épidémie. Le coronavirus se transmet à la suite d’une toux ou d’un éternuement, par contact, comme les salutations, ou à travers des surfaces inertes.
Un objet sec peut transporter le virus pendant près de trois heures. Si vous êtes très proche de quelqu’un, vous courrez un risque au bout de cinq minutes. Sans ces mesures, on courrait à la catastrophe. Aujourd’hui, elles permettent de contenir la maladie à Touba et à Dakar.
Beaucoup de fausses nouvelles circulent à propos de cette maladie : elle ne résisterait pas à la chaleur, le Sénégal aurait trouvé un vaccin… Comment s’assurer que les populations prennent conscience du danger et respectent les consignes de sécurité ?
Au Sénégal, il y a encore des gens qui pensent que la maladie n’existe pas ! J’ai moi-même saisi le ministère de la Santé pour que des mesures soient prises [contre des personnes diffusant de fausses nouvelles]. Le ministère a porté plainte contre ces personnes, qui ont été entendues par la justice. On ne peut pas mobiliser autant d’énergie contre la maladie et laisser les gens raconter des choses aussi dangereuses. Il est également nécessaire de diffuser des spots de prévention pour que de telles informations ne circulent plus.
Après la Chine, c’est au tour de l’Europe d’être frappée par une hausse exponentielle des cas de Covid-19. Une telle augmentation est-elle inexorable en Afrique et au Sénégal en particulier ?
Au Sénégal, nous comptabilisons aujourd’hui 34 personnes contaminées, qui sont uniquement des cas importés [des personnes venues de l’étranger] ou qui y sont liés. Si on arrive à isoler ces cas et à les traiter, on peut arrêter l’épidémie. Ici, à l’hôpital Fann, nous disposons de 12 lits et nous avons la possibilité de construire un centre de 24 lits en une semaine et de réquisitionner un autre service si besoin. Pour l’instant, nous ne sommes pas inquiets, mais il faut se préparer au pire.
À partir de combien de cas peut-on considérer la situation comme véritablement inquiétante ?
À chaque étape de l’épidémie, je fais une demande de matériel ou de personnel, qui est prise en charge par le ministère de la Santé et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Mais je ne me fais pas d’illusions : si on arrive à 1 000 ou 2 000 malades, les autorités ne pourront pas nous donner tout ce dont nous avons besoin. À partir d’un certain seuil de malades, il sera impossible de tous les prendre en charge et ce sera la catastrophe.
Comment éviter ce scénario catastrophe ?
Les pays avec un seul cas confirmé feraient bien de prendre les mêmes mesures que les nôtres, quitte à être extrêmes. Il faut prendre les devants : lorsque les experts conseillent deux mesures pour une situation donnée, mieux vaut en prendre trois.
Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas les moyens de l’Italie, de la France ou de la Chine. Notre combat est là : dans la prévention. Les Italiens, les Français ont attendu, aujourd’hui ils le regrettent ! Ils ne peuvent plus prendre en charge leurs malades correctement, ils ont besoin d’appareils respiratoires, de places en services de réanimation… Ils sont complètement débordés.
Si ces pays connaissent des problèmes de prise en charge, la même situation dans nos pays provoquera une hécatombe. Nous n’avons pas les mêmes moyens que l’Europe pour faire face à cette crise. Ce serait suicidaire pour l’Afrique de ne pas tirer les leçons de ce qui se passe en Europe.
Comment expliquer que l’épidémie soit encore bien contenue, voire inexistante, sur le continent africain ?
Puisque le virus voyage avec les humains, la première explication est l’éloignement du foyer du virus, et le fait que le trafic aérien soit moins développé en Afrique. Ensuite, l’épidémie a commencé dans des pays très organisés et rigoureux dans leur lutte contre le virus. Ce que la Chine a fait, peu de pays auraient pu le faire.
Vous avez vous-même pris en charge le seul malade diagnostiqué d’Ebola au Sénégal, en 2014. Qu’a-t-on appris de la gestion de cette épidémie ?
Si nous n’avions pas eu Ebola, nous aurions eu beaucoup plus de difficultés aujourd’hui. Nous avons beaucoup appris avec la gestion de cette épidémie. Nos experts ont été un peu partout, au Congo, en Sierra Leone, en Guinée, dans l’épicentre de l’épidémie, pour aider à la prise en charge. Les professionnels s’étaient organisés, des structures avaient été créées, comme le Centre des opérations d’urgence sanitaire (COUS) du Sénégal.
Il a donc fallu réadapter ce qui avait été fait pour le Covid-19. Notre seule crainte était de ne pas avoir les moyens de prendre en charge nos malades. Dans mon service, nous sommes bien équipés, mais je ne sais pas comment est la situation à l’intérieur du pays.
Les pays africains travaillent-ils ensemble contre la propagation du virus ?
Nous avons des contacts, nous échangeons entre professionnels, mais de manière officieuse. À ma connaissance, il n’y a pas une organisation africaine de médecins pour faire face à cette crise en tant que telle. Pourtant, la maladie n’a pas de frontières.
Pour lutter contre le terrorisme, les pays de la région s’organisent entre eux. En ce qui concerne le coronavirus, c’est la même chose : le virus passe par les aéroports, les ports, les routes, etc. L’Organisation ouest-africaine de la santé (OOAS) est une organisation étatique qui pourrait mener cette lutte commune.
Où en est la recherche aujourd’hui, pour trouver un traitement ou un vaccin à la maladie ?
Le remdesvir [un antiviral produit par une firme américaine] est un traitement intéressant et avancé. L’association d’hydroxychloroquine et d’azithromycine devrait permettre de raccourcir la durée de portage [du virus], afin d’accélérer la guérison des malades.
À Marseille, le docteur Didier Raout a publié des résultats préliminaires encourageants. Des vaccins sont aussi à l’étude depuis quelques jours aux États-Unis ; un autre vaccin sera testé chez l’humain d’ici avril. Dans quelques mois, nous aurons des résultats et nous finirons par trouver des vaccins efficaces. Le problème sera de produire des millions de doses et de voir à combien ils seront facturés par les laboratoires. Si c’est très cher, nos pays ne pourront pas les acheter.