On imaginerait plutôt croiser Raymond Depardon dans les couloirs d’une salle « art et essai ». On s’étonne donc de découvrir l’affiche en noir et blanc d’Un homme sans l’Occident en concurrence directe avec celle du dernier Scorsese, dans un grand multiplexe de l’Est parisien. On attend. En bon provincial, il s’est perdu dans le dédale du métro parisien. C’est le paradoxe Depardon, aventurier photographe aux allures de paysan sédentaire. Un paradoxe qu’il reconnaît et illustre lui-même : « Il y a deux livres que je n’ai pas encore réussi à finir : l’un sur le désert, l’autre sur les paysans français. Parce que tout deux sont liés et trop proches de moi. » Il ponctue ses phrases en croisant et décroisant ses mains calleuses d’agriculteur. La voix est douce, sans hausse de ton.
Si, pour l’état civil, Depardon a 60 ans, il est surtout riche de quarante ans d’images. Autoportrait : « Un homme d’image, c’est une personne qui germe comme on le dirait d’une musique ou d’un roman. » Derrière le propos affleure la modestie des monstres de travail. Son dernier film : « Quelque chose qui est le produit du mental qui m’habite, l’aboutissement d’un parcours qui m’a vu commencer comme photographe de presse puis comme photographe plus engagé. » Il le présente comme la libre adaptation du livre d’un jeune officier au temps de la colonisation, Diego Brosset. Il en a gardé la trame narrative, les impressions de l’Occidental, mais il y a ajouté sa touche personnelle en faisant basculer l’Histoire de la Mauritanie au Tchad. Le désert dans le Borkou, au nord du pays, s’impose dès les premières images comme le personnage principal. La caméra est cachée derrière les dunes : oeil prédateur à l’affût de la (trop ?) belle image. En noir et blanc.
Ni tout à fait une fiction, ni tout à fait un documentaire. Un « éloge » plutôt, aime-t-il à dire. Un hommage au Tchad assurément. À ce pays, « le plus oriental des pays francophones », devenu un espace incontournable de sa légende personnelle. Au milieu des années soixante-dix, il y a fait ses premières armes de reporter de guerre, pour le compte de l’agence Gamma, créée en 1963 avec son ami Gilles Caron et qu’il présidera à partir de 1974. Il reste dans les mémoires ses photos des combattants toubous et ses entretiens filmés de Françoise Claustre, ethnologue française enlevée et séquestrée par les rebelles pendant trois ans. Depuis cette époque, il n’a cessé de revenir dans les sables, comme on retourne sur les traces de sa mémoire. Il y a réalisé La Captive du désert en 1989, avec Sandrine Bonnaire, son premier grand film de fiction inspiré de l’affaire Claustre. Mais surtout, il y est retourné en simple « passant », comme pour mieux faire le point : « Dans le désert, il existe un rapport très fort à la vie et à la mort, assène-t-il. Comme si on pouvait faire plus facilement un bilan de sa vie, revoir son enfance, réfléchir à ce pourquoi on est sur Terre. »
Le fils de paysan, né à Villefranche-sur-Saône, dans le sud-est de la France, a découvert son repaire et assure qu’il souhaite y mourir. Peut-être parce que le désert a consacré sa naissance à l’image. En 1960, son premier reportage, SOS Sahara, réalisé pour l’agence Dalmas, fit huit pages dans le magazine Paris Match et la une du quotidien France-Soir. Une consécration : le jeune autodidacte qui a débuté comme simple fait-diversier a trouvé sa voie et sa langue. Dès lors il n’aura de cesse de traquer l’émotion, de filmer l’insoutenable et la beauté des choses, de photographier l’instant. Usant tour à tour de la caméra et de l’appareil photo, Depardon parvient à capter le silence. Il s’efface derrière son sujet, jusqu’à en faire oublier la caméra, le truquage de la distance. Il a toujours tenu à filmer ce qui se tenait derrière le décor : les coulisses de la campagne électorale du candidat Valéry Giscard d’Estaing en 1974 avec son mythique et longtemps censuré 50,81 %, le quotidien de ses amis de l’agence Gamma dans Reporters, les services des urgences psychiatriques de l’Hôtel-Dieu à Paris, les couloirs des dépôts de la préfecture de police pour Délits flagrants. Sa carrière est faite de tous ces détours nés de l’intuition et du génie : son oeuvre est foisonnante, hétéroclite. Depardon marche à la passion, aux obsessions. Lui préfère parler d’allers-retours incessants et d’échos qui se tissent : « Quand je suis à Paris, je pense au désert, et quand je suis dans le désert, je pense à Paris », avoue-t-il dans un sourire et une formule. « Je pense que le propre d’un photographe c’est de trahir le réel. Il faut simplement maîtriser cette trahison et il faut qu’elle soit en cohérence avec soi-même », écrivait-il dans Errance, un livre publié en 2000. Telle pourrait être la quête de l’artiste : entre l’objectivité du journaliste et la subjectivité du documentariste.
Dans Afriques : Comment ça va avec la douleur ?, son film fleuve sur le continent africain sorti en 1996, il racontait son périple effectué du cap de Bonne-Espérance jusqu’au Soudan, en passant par le township de Soweto, les prisons de Kigali, l’Angola, la Somalie… Il y disait alors la misère, la violence, la guerre, les morts du sida. Sans complaisance, avec colère. À l’époque, on avait pu l’accuser de ne montrer que sa propre douleur, son mal-être d’Occidental. De se perdre dans l’« afropessimisme ». C’était le Depardon inquiet, rongé par la mauvaise conscience, à la recherche de l’impossible « bonne distance ». Avec Un homme sans l’Occident, il affiche aujourd’hui une certaine sérénité, celle de l’esthète : « Pour faire des cadres comme je fais dans ce film, il faut être passé par la maladresse et la sincérité du militant. Je n’ai plus de raisons de prendre parti pour le gouvernement ou pour les rebelles. Il faut que je reste à ma place. Je suis quelqu’un de l’extérieur. » Et toujours cette envie de renouer avec le terrain, malgré la lassitude face aux maux qui rongent le continent : « le manque d’initiative et la perte de temps ». Un peu comme on pourrait le dire d’une histoire d’amour qui peine à se terminer, Depardon se complaît dans le manque : « L’Afrique, c’est comme quelqu’un qu’on aime bien et qu’on ne voit pas assez souvent. »
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Captif du désert
Au nord du Tchad, Raymond Depardon a réalisé qui vient de sortir sur les écrans français. Retour sur quarante ans d’images.
Mis à jour le
21 janvier 2003 à 09:38