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Voyage aux pays des rebelles

Qui sont les leaders du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) ? Comment tiennent-ils la moitié nord du territoire ? Quelles sont leurs relations avec les populations des zones sous leur contrôle ? Notre collaboratrice raconte.

Par - Valérie THORIN <br>envoyé spéciale à Bouaké
Mis à jour le 21 janvier 2003 à 09:38

Voici la preuve irréfutable de la déchirure de la Côte d’Ivoire », titrait dans son premier numéro l’hebdomadaire Liberté. Ce journal est né à Bouaké le 11 novembre 2002. Comme la radio qui s’insinue de temps à autre sur la fréquence de Radio France internationale ou la télévision qui interrompt sans vergogne le film du soir diffusé par CFI, la presse est un bon moyen de soutenir le moral des troupes du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) et l’attention de la population. Pour l’opinion internationale, ces hommes sont des « mutins », devenus au fil du temps « rebelles ». Ils tiennent toute la moitié nord du pays, jusqu’à Bouaké, leur capitale. C’est une immense zone de savane arborée, parcourue de routes et de pistes et semée de villages par milliers.

Des gens disciplinés. Contrairement à ce que l’on a pu croire dans un premier temps, les rebelles du MPCI sont très organisés et plutôt disciplinés. L’organigramme officiel est un modèle du genre. À sa tête, le secrétaire général Guillaume Kigbafori Soro. C’est lui l’homme public, le « visage » de la rébellion. On l’a vu en novembre 2002 à Lomé lors des premières négociations de cessez-le-feu, puis en janvier 2003 à Bouaké, où il a accueilli le ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin, on l’entend régulièrement à la radio et à la télévision locales. Quoique jeune – il est né en 1972 -, il a su faire valoir auprès de ses compagnons d’armes ses qualités d’organisateur et son sens politique, acquis notamment lorsqu’il était leader de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), de 1994 à 1998. À cette époque, il est plutôt proche du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Laurent Gbagbo, socialiste. Après la transition militaire du général Gueï, ses idées évoluent et il se place dans la mouvance du Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Dramane Ouattara, mais n’est pas militant. Il est cependant colistier d’Henriette Diabaté, la numéro deux du RDR, à Port-Bouët, en périphérie d’Abidjan, lors des législatives de 2000, avant que le parti décide de ne pas participer à la compétition. Les convulsions politiques qui ont suivi lui ont fait choisir l’envol vers le Canada, Bruxelles, Paris, et peut-être ailleurs encore, où il a participé à l’élaboration de la journée du 19 septembre 2002.
Sur le papier dépendent de lui, d’une part, le secrétariat politique, qu’il dirige et où officient quelques vieux camarades de la Fesci comme Sidiki Konaté, porte-parole et « sherpa » chargé des problèmes de la société civile et de l’organisation des manifestations, et, d’autre part, la branche militaire. Celle-ci est placée sous les ordres du colonel Michel Gueu, officiellement commandant en chef des opérations, assisté par le colonel Soumaïla Bakayoko, commandant en second. Le colonel Gueu est un homme agréable, courtois, discret, qui s’exprime d’une voix douce dans un français châtié. Son âge ? « Ce n’est pas la clé du problème », glisse-t-il. Il n’est pas un insurgé de la première heure, mais a rallié le mouvement une semaine après le début des événements. Le 19 septembre, il était encore commandant en second de la IIIe région militaire, basée à Bouaké. Arrêté par les mutins lors de la prise de la ville, il a été « convaincu de la pertinence de leur lutte, qu'[il] estime être un combat juste ». Les raisons qu’il avance pour expliquer son adhésion sont les mêmes que celles de l’homme du rang : « Je trouve inacceptable de classifier et diviser les Ivoiriens, de laisser s’installer l’injustice et l’impunité et de placer dans la Constitution un article destiné à écarter du pouvoir un individu en particulier. »
Sa présence est un atout considérable pour le MPCI, car c’est un militaire de haut niveau, un technicien doublé d’un tacticien, avec l’expérience du commandement. Formé à Saumur puis à Compiègne, en France, il est monté au feu en janvier 1990 en Côte d’Ivoire, comme précurseur des opérations militaires dans l’Ouest, lors du déclenchement de la guerre au Liberia. Il est ensuite devenu instructeur à Daloa (Centre-Ouest), puis commandant en second du IIe bataillon d’infanterie d’Akouédo (Abidjan) avant d’en être le chef de corps. C’est sous la transition du général Gueï qu’il a été nommé à Bouaké. « Les mutins des premiers jours étaient composé à 75 % d’éléments formés par moi-même ou ayant servi sous mes ordres. C’est la raison pour laquelle, d’emblée, ils m’ont nommé commandant en chef des opérations. »
On reconnaît en tout cas la « griffe » du stratège dans la façon dont sont organisés sur le terrain les commandements opérationnels, les fameux CO, qui sont les antennes militaires du MPCI disséminées sur toute la zone Nord. Le premier d’entre eux est celui de Bouaké, dirigé par l’adjudant Tuo Fozié et son alter ego, le sergent Chérif Ousmane. Il en existe beaucoup d’autres. Sur une ligne nord-sud se trouvent les plus importants : Korhogo, placé sous les ordres de l’adjudant-chef Koné Messamba, semble être une forte base arrière ; Ferkessédougou, dirigé par Moussa Koné, est probablement un centre d’entraînement pour les nouvelles recrues. D’autres CO sont répartis sur des lignes est-ouest : Boundiali et Odienné, sur la même latitude que Korhogo ; au centre, Katiola, Mankono et Séguéla, puis, plus au sud, c’est-à-dire proches de la ligne de front, Sakassou, Vavoua et Boundiali. De chaque CO dépendent plusieurs postes. Chacun est dirigé par un chef choisi tant pour ses compétences militaires que pour sa personnalité, car c’est à lui qu’incombe la charge de contrôler les « éléments », autrement dit les combattants de base. Il y a des personnages hauts en couleur, comme le chef Konaté, alias « Petit Vélo », responsable du secteur de l’École nationale des sous-officiers d’active (Ensoa), à l’entrée sud de Bouaké et point le plus proche du cantonnement des militaires français. Autrement dit, il est sur la ligne de front, car les loyalistes ne sont pas loin. Son quartier général est particulièrement original. Derrière un tas de voitures déglinguées s’élèvent deux cloisons en tôle ondulée formant un angle droit. Au fond, un lit à baldaquin étonnant, muni d’une moustiquaire en tarlatane qui a dû connaître des jours meilleurs. Devant trônent deux immenses fauteuils en cuir, pivotants et bien confortables. La place du chef et de son assistante, une jeune femme fine et élégante. Un téléphone filaire, un téléphone satellitaire, un ordinateur dernier cri, une télévision qui reçoit toutes les chaînes possibles grâce à une gigantesque antenne parabolique installée au dehors, voilà l’essentiel du matériel du poste.
Une troupe hétéroclite. Les armes ? Cachées sous des chiffons, derrière des sacs de sable, hors de la vue d’éventuels espions. Grand, fort, d’un sang-froid à toute épreuve, le chef Konaté n’a rien d’un rond-de-cuir, même s’il est chargé de signer toutes les autorisations de circulation des hommes et des rares véhicules non « réquisitionnés » par le MPCI. Il se targue d’avoir repoussé à cinq reprises les forces loyalistes. Lors des deux tentatives importantes de reprise de la ville, il s’est révélé un artilleur compétent, juché sur ce qu’il appelle sa « machine », un petit canon tirant des obus de 20 mm, monté sur un pick-up. « J’ai protégé les reporters de guerre. Ils étaient derrière moi et me posaient des questions ; moi, je dirigeais mes éléments et je bombardais l’ennemi. » Le chef Konaté raffole des journalistes et soigne son image au point d’avoir fait imprimer des petits calendriers 2003 avec sa photo en couverture. On dîne bien chez lui. Le poisson est bon, le riz est cuit à point et les légumes sont en abondance. Un pareil bonhomme a tout pour entraîner derrière lui le plus inexpérimenté des soldats. Car aujourd’hui, de l’aveu même du colonel Gueu, les troupes sont composées de 75 % à 80 % de civils. Ce sont eux les plus visibles, dans la rue et aux barrages. Leur nombre est estimé, par les Français, entre 4 000 et 6 000 hommes armés, et tout le monde n’est pas encore mobilisé.
Cela donne une armée hétéroclite que l’on voit parcourir les rues de Bouaké à petites foulées et en chantant, le matin de bonne heure. L’entraînement est surtout fait de culture physique fondée sur l’endurance et de maniement du kalachnikov. Parmi les recrues, on note la présence de nombreux dozos, les chasseurs traditionnels, traités avec déférence par leurs compagnons. Il y en a près de 2 000, mobilisés depuis début novembre sur tout le territoire, en réponse à l’appel des doyens de la confrérie. On les reconnaît à leurs visages blanchis au kaolin et à leurs longs fusils devenus armes de guerre pour la circonstance. Le 6 novembre dernier, la confrérie a organisé un grand rassemblement dans le stade de Bouaké. Les chasseurs ont chanté et dansé, prononcé des paroles incantatoires destinées à assurer la victoire. Mais, selon un témoin, ils ont aussi appelé de leurs voeux l’abrogation de la loi sur l’identification et la fin de l’ivoirité, car la magie s’ancre tout de même dans la réalité. Chaque combattant est bardé d’amulettes. C’est ce qui explique le volume étonnant du buste de certains. Ce n’est pas un gilet pare-balles à l’occidentale qui gonfle le tee-shirt ou la veste de treillis, mais des gris-gris chargés de détourner les balles, de rendre invisible, de transformer les hommes en tourbillon ou en abeilles. Le centre hospitalo-universitaire de Bouaké a soigné, le mois dernier, un homme qui, pour tester ses protections, s’est tiré lui-même une balle dans le ventre. Ces croyances ont à tout le moins un effet bien réel : celui de donner un courage à toute épreuve au soldat. Julien, chef de la « Cobra Force One », est spécialiste du combat isolé. Il raconte : « Les détecteurs de mouvements ne captent pas mon image. Lorsque je suis bloqué, j’ai un guerrier mystique qui m’ouvre la voie, et ensuite j’y vais. » Résultat : avec seulement six compagnons, il est parvenu à prendre la ville de Sakassou aux loyalistes. Les forces françaises, stationnées depuis à Tiébissou, dernier verrou avant Yamoussoukro à 25 km au sud, témoignent de la réalité de l’exploit. D’autant plus que le chef Julien a fait des émules, et que certains de ses jeunes gens ont été surpris, il y a quelques semaines, « en train de boire une bière dans un maquis de Tiébissou. Nous leur avons demandé de déguerpir, ils n’avaient rien à faire de ce côté-là de la ligne », commente un militaire français. L’anecdote a bien fait rigoler Julien, même si elle fait grincer les dents de l’adjudant Tuo Fozié, qui doit parfois se demander s’il parviendra encore longtemps à maintenir ses troupes l’arme au pied.
Mais pourquoi Fozié est-il si préoccupé ? Simplement parce que la belle organisation pyramidale n’est qu’un leurre. Les véritables chefs militaires sont lui-même et le sergent Chérif Ousmane à Bouaké, l’adjudant-chef Koné Messamba à Korhogo, le caporal Zakaria Koné à Vavoua, et d’autres, plus discrets. Soutiens du général Gueï lors du coup d’État de 1999, ces jeunes soldats ont fini persécutés par celui qu’ils avaient porté au pouvoir. Leur amitié a été scellée par la souffrance commune en prison. Chérif Ousmane a eu les dents brisées à la pince-monseigneur, Wattao a été roulé dans les barbelés, tous ont été battus durement et quotidiennement. Ceux qui ont déclenché l’insurrection au Nord et pris les principales villes forment aujourd’hui un collectif, dont Fozié est le représentant au secrétariat général du MPCI lors des négociations à l’étranger. À la direction du MPCI, il n’y a pas un seul homme qui décide, mais plusieurs, et les politiques n’ont pas autorité sur les militaires. Ce serait même souvent le contraire. Tuo Fozié est un homme jeune, modeste, qui défend ses idées avec conviction. Ses hommes le respectent parce qu’ils l’admirent. On peut même dire, sans exagération, qu’il est une figure charismatique. Sans lui, il y aurait probablement davantage de débordements et d’exactions. Il a l’art de convaincre parce qu’il y a proximité entre lui et ses soldats. Il a lui-même souffert des mauvaises conditions de vie et du manque de reconnaissance, il connaît le combat, la peur d’être tué. À fréquenter ces jeunes sous-officiers, on est frappé par leur authenticité, qui confine parfois à la naïveté. Si le mouvement a été déclenché par des hommes qui avaient intérêt à déstabiliser, voire à renverser, le gouvernement de Laurent Gbagbo, il semble aujourd’hui que les idéalistes soient moins faciles à manipuler que les mécontents, une des raisons pour lesquelles le conflit perdure. Beaucoup de questions demeurent sans réponse : qui paie le carburant, les factures de téléphone satellitaire, les munitions, les soldes ? Qui a organisé et financé le démarrage des opérations ? Un exercice intéressant consiste à comparer les numéros de téléphone. Fozié, Chérif, Messamba, Zakaria Koné ont presque le même numéro, seuls les trois derniers chiffres sur treize, changent. Les appareils ont dû être mis en service pratiquement au même moment. Le colonel Gueu, Guillaume Soro, Wattao, aujourd’hui chargé de la sécurité du secteur de la gendarmerie, ont, eux aussi, des numéros très proches, mais peut-être attribués postérieurement. En attendant le dénouement, le pays continue à vivre à la va-comme-je-te-pousse. La population, motivée régulièrement au cours de meetings et de manifestations, participe à l’effort de guerre et accepte de nourrir les combattants et de les vêtir au besoin. Le commerce est sinistré, les échanges avec le Sud ne se font plus et les quelques camions qui montent vers le Nord ou vers le Ghana ne suffisent pas à compenser les pertes d’activité. Curieusement, les marchés sont remplis. À Dar es-Salaam, l’un des quartiers populaires de Bouaké, les rues grouillent de monde. Il faut toutefois mettre un bémol à cette quasi-« normalité » : les banques sont fermées depuis quatre mois, et il est très difficile de trouver de l’argent liquide. Les paysans sont les moins touchés. Les travaux des champs continuent : le coton est récolté, la canne à sucre irriguée, et les premières coupes ont commencé. Ces denrées seront probablement acheminées et vendues dans les pays limitrophes, seuls débouchés à l’heure actuelle. La situation est plus grave encore dans le secteur de l’enseignement. Écoles, collèges, lycées, université, tous les établissements ont fermé, et les enseignants ont fui. Au MPCI, Sidiki Konaté a mobilisé des étudiants pour assurer des cours dans quelques écoles, mais c’est un pis-aller.
Il apparaît assez clairement que le MPCI s’est employé rapidement à éviter les exactions. Les chefs de poste ont reçu l’ordre de veiller à ce qu’il n’y ait pas trop de vengeances et de pillages. Il y en a malgré tout, et les villageois se plaignent régulièrement de vols de bétail, doléances reçues par le commissaire Ouattara, à Bouaké. « Nous enquêtons aussi sur les crimes de sang. Deux corps ont été découverts du côté du village de Kanhoukro. Une semaine après, nous avons arrêté un suspect. » Mais en l’absence de tribunaux, la justice risque d’être expéditive… Il est légitime de s’interroger sur les corps découverts dans la fosse commune, que l’on appelle le « charnier de Bouaké ». S’agit-il, comme l’a dit le secrétaire général du MPCI Guillaume Soro, uniquement de morts au combat, d’un côté comme de l’autre ? L’enquête reste à faire. Se pose aussi la question des crimes pour appartenance ethnique ou religieuse. Le MPCI tient beaucoup à ce qu’on ne puisse le taxer de xénophobie. Il y parvient assez bien, et Sidiki Konaté, le porte-parole, explique que les populations ont fui davantage par peur des combats et d’éventuels massacres que parce qu’elles étaient chassées. « Nous n’avons aucun intérêt à vider la Côte d’Ivoire de ses habitants. Quels qu’ils soient, ils sont sur leurs terres, et ce sont des Ivoiriens à part entière », déclare-t-il. Effectivement, les villages baoulés ne se sont pas entièrement vidés, en dépit des difficultés.
À Kouassiblékro, à 15 km au sud de Bouaké, Alphonse Koffi, fonctionnaire à la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), a monté une cellule de crise, qu’il dirige avec son frère Elvis, enseignant. Kouassiblékro est au centre d’une communauté de vingt-deux villages baoulés, répartis jusqu’à Brobo, à 25 km à l’ouest de Bouaké. Situé au bord de la route, Kouassiblékro s’est naturellement transformé en étape pour les fuyards qui espéraient rejoindre leur famille installée dans le Sud. Les villageois ont d’abord créé une gare routière, d’où des véhicules ont pu faire la navette pour évacuer les vieillards et les invalides vers Brobo, voire jusqu’à M’Bahiakro, une agglomération importante située à 65 km du village. Vingt-deux mille cent soixante-dix personnes ont transité par Kouassiblékro entre le 25 septembre et le 24 octobre. Un tiers a passé une nuit sur place, et le reste a continué à pied. Aujourd’hui, le village accueille encore 558 déplacés pour 794 résidents habituels. Si Alphonse Koffi dispose de chiffres aussi précis, c’est qu’il a fait une demande d’aide auprès du Programme alimentaire mondial (PAM). Pour délivrer ses vivres, l’agence onusienne demande un recensement exact de la population concernée. Pour les médicaments, le petit stock du dispensaire à permis de parer au plus pressé. Le 27 novembre, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a fait parvenir des médicaments pour environ 10 000 personnes. Médecins sans frontières, qui travaille actuellement au CHU, a également fait parvenir des comprimés et des sirops. Les maladies sont banales : diarrhées enfantines, paludisme, plaies. Une alerte se dessine toutefois : un village voisin a signalé un cas de méningite. Une demande de vaccin a donc été adressée d’urgence à Bouaké, afin d’éviter une épidémie. En ce qui concerne l’eau potable, Kouassiblékro est connectée sur le réseau national géré par la Sodeci, la société nationale des eaux de Côte d’Ivoire. Hélas ! depuis deux mois, l’alimentation est coupée. Les quatre pompes ont donc été remises en service, mais elles tombent en panne les unes après les autres, et chaque réparation est estimée à 150 000 F CFA. Cette situation incite les femmes à aller puiser de l’eau au marigot, d’où un risque accru de parasitoses. Les frères Koffi ont remis au PAM, il y a un mois, le recensement en bonne et due forme. Mais, depuis, rien n’a bougé, l’aide alimentaire n’est pas encore arrivée, et l’on se débrouille pour faire un peu de commerce avec les ignames tout juste récoltés et les légumes que l’on échange contre du riz. Alphonse Koffi a bien du mal à cacher sa colère contre ceux qui lui ont volé la semaine dernière « un pack de boeufs », soit vingt-huit têtes. « Nous ne nous sentons pas en sécurité. Le 29 décembre, des rebelles sont entrés à Fertékro, ils ont demandé à voir le chef et lui ont extorqué 100 000 F CFA. Après leur départ, les villageois ont poussé un ouf de soulagement, mais les bandits sont revenus et, froidement, ont abattu le chef. Ensuite, ils ont interdit les funérailles, pour que leur forfait soit tenu secret ! » Mais l’histoire est allée jusqu’aux oreilles des soldats français qui, en dehors de leur mission de surveillance de la ligne de cessez-le-feu, sont souvent sollicités pour faire la police. Ils n’ont pas mandat pour enquêter, mais ils ont écouté d’une oreille attentive les différents témoignages. À Kouassiblékro, on se sent un peu victime de la situation. Les écoles sont fermées, faute d’instituteurs et, de toute façon, les autorités d’Abidjan ont signalé que les degrés obtenus dans une école ou un collège de la « zone de guerre » ne seraient pas validés par le ministère. De toute façon, l’insécurité ambiante retient les parents d’envoyer leurs enfants à pied jusqu’à la ville. Car, là, circulent les hommes du MPCI, et certains sont bien inquiétants. Un « kalach’ » dans les mains, ça vous change un homme. D’abord, ça lui donne de l’imagination. On le voit dans les noms et les décorations peints à la main sur les voitures des chefs de poste. Ils vont de « Ninja noire » (sic), « Cobra rouge » ou « Force pure » au masque de « l’Araignée », alias Spiderman, plutôt bien dessiné. « No problem » côtoie « À l’attaque ». « Après God, c’est nous », clament les plus sérieux, à moins que ce ne soit « Le MPCI ou rien ». Bref, tous ces jeunes ont été nourris, comme tant d’autres, de séries télévisées américaines. Ils brandissent haut leurs armes et conduisent à toute allure, au risque d’avoir un accident, ce qui n’est pas rare. « Ils font un peu de dissuasion et effraient par leur apparence, mais ils ne sont ni méchants ni dangereux », affirme le placide colonel Gueu. Il y a quand même eu, surtout dans les premières semaines, quelques éléments incontrôlés, et il a fallu instaurer une discipline de fer pour éviter les problèmes. « Loi du talion » serait d’ailleurs une expression plus exacte, si l’on en croit les propos d’un chef de poste : « Un voleur écope en général de quarante-huit heures de prison et d’une correction. Un criminel ou un violeur est fusillé devant tout le monde, pour que cela serve d’exemple. » Difficile à vérifier. Seule la rumeur publique se fait l’écho d’exécutions sommaires, et la nuit résonne souvent de rafales mystérieuses. En revanche, les chicotes en cuir que l’on voit aux mains de certains sont de taille à faire passer l’envie de récidiver. Quoi qu’il en soit, les punitions n’ont pas dû arriver tout de suite. Car les ordinateurs, les téléviseurs, les ventilateurs ou encore les frigos ne sont pas tombés du ciel. Idem pour les voitures, dont beaucoup sont des pick-up fatigués mais aussi des 4×4 en bon état et quelques grosses berlines climatisées. Toutes les plaques d’immatriculation ayant été arrachées, on est bien en peine d’en identifier la provenance. « Ce sont les voitures de fonction », répond-on au secrétariat général du MPCI. Le gouvernement nous a privés des moyens de l’État et utilise l’argent public à ses propres fins, nous n’avons donc aucun scrupule à nous servir sur ses biens propres. » L’état-major s’est installé dans les locaux de l’Institut national de formation des agents de santé (Infas), qui dépendait du ministère de la Santé publique. En se promenant dans les bureaux, on constate qu’effectivement rien n’a été touché. Les dossiers administratifs sont bien rangés, les listes des maladies contagieuses sont toujours punaisées au mur de la salle de réunion, et les photos de famille des précédents occupants dorment dans leurs cadres. Les ordinateurs sont maintenus en état de marche et correctement protégés des virus par Issa, l’informaticien. Est-ce la vie dans la clandestinité qui a enseigné aux membres du bureau politique du MPCI à laisser le moins de traces possibles, imprimées ou sur un disque dur, des réunions, des discussions, des décisions, des projets ? Sur les ordinateurs du premier étage, celui de Mme Coulibaly, la secrétaire, et celui du bureau contigu, veille en permanence Antoine Beugré, le très malin chargé de communication que l’on appelle familièrement « Alain », comme son homologue gouvernemental, ce qui n’est pas très éloigné de sa véritable identité. Toujours est-il qu’en cas de brutal revers de fortune les oiseaux s’envoleront du nid en ne laissant derrière eux quasiment aucun souvenir.
Mais un tel événement est impensable dans les rangs du MPCI. Tout le monde est persuadé que le mouvement atteindra son but, quel que soit le prix à payer. À Ferkessédougou, le chef du CO Moussa Koné ne prend pas de rendez-vous au-delà du lendemain, « car après-demain, je risque d’être au Plateau d’Abidjan ». Il parle sérieusement. Tout aussi sérieusement que le Julien de Sakassou, dont la voix s’altère lorsqu’il parle de ses deux filles restées à Abidjan. C’est pour elles qu’il se bat, il veut les revoir vite et il est impatient de reprendre la route du Sud. En attendant, il faut bien vivre.