Culture

[Tribune] Festival de Cannes : Spike Lee, un choix audacieux ou « politiquement correct » ?

Le Festival de Cannes a frappé un grand coup en désignant le réalisateur américain Spike Lee comme prochain président du jury. Il sera ainsi le premier Noir à occuper cette fonction. Une première dont il faut se féliciter, mais qui vient bien tard et qui paraît quelque peu opportuniste. À moins que Spike Lee ne fournisse la preuve du contraire.

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Mis à jour le 20 janvier 2020 à 12:27
Renaud de Rochebrune

Par Renaud de Rochebrune

Le réalisateur Spike Lee, au Festival de film de Berlin, le 16 février 2016 © Axel Schmidt/AP/SIPA

La direction du festival de Cannes a annoncé à la mi-janvier que le prochain président du jury de la plus grande manifestation cinématographique mondiale serait le célèbre réalisateur Spike Lee. L’information a vite fait le tour du monde et la grande majorité des commentateurs ont salué cette grande première : aucun cinéaste afro-américain et, plus encore, aucun cinéaste noir n’avait en effet jamais occupé cette prestigieuse fonction.

Une nomination sans précédent d’autant plus remarquée, et un choix considéré comme d’autant plus audacieux, que Spike Lee n’est pas n’importe quel artiste appartenant à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une minorité. Militant revendiqué de la « cause noire » aux États-Unis, auteur de très nombreux films consacrés au conflit racial qui empoisonne la société américaine, de Do the right thing à Malcolm X, il n’est pas seulement un auteur engagé, ce que tout le monde respecte, mais aussi un spécialiste de la contestation radicale voire, disent ses nombreux critiques, un provocateur.

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Souvent en colère, il ne déteste pas, il est vrai, choquer les « bien-pensants » et alimenter la polémique en défendant ses convictions bien arrêtées. Pour ne citer que ses « sorties » les plus saillantes envers d’autres cinéastes consacrés, il s’est attaqué en 2008 à Clint Eastwood, qu’il considérait illégitime pour s’intéresser à l’histoire de la communauté noire avec son long métrage Bird évoquant la vie du jazzman Charlie Parker, puis en 2012 à Quentin Tarantino, auquel il reprochait lors de la sortie de Django Unchained d’être « irrespectueux » envers « ses ancêtres » (car « l’esclavage en Amérique n’est pas un western spaghetti ») et d’utiliser excessivement le terme « nigger » dans nombre de ses films.

Trublion

En 2016, il appela au boycott des Oscars pour protester contre l’absence de Noirs parmi les nominés dans les quatre catégories d’acteurs ou d’actrices pour la deuxième année consécutive. En 2019, lors de la cérémonie des mêmes Oscars, il quitta la salle pour protester contre la récompense « meilleur film de l’année » attribuée au film de Peter Farrelly, Green Book, qu’il estime « pro-Blanc », – lequel raconte pourtant comment au début des années 1960 un chauffeur-garde du corps blanc et raciste finit par devenir l’ami d’un génial pianiste de musique classique noir et homosexuel dans le sud. D’une manière générale, ce partisan inconditionnel des politiques de « discrimination positive » pour assurer la promotion sociale des Afro-Américains, jusque-là défavorisés, ne supporte pas que des artistes qui ne font pas partie des minorités entendent évoquer leur histoire.

Certes, comme il le soulignait lui-même peu après le communiqué du Délégué général de Cannes Thierry Frémaux le nommant à la présidence du jury 2020, Spike Lee est « à la fois heureux, surpris et fier » de ce choix. En ajoutant à raison que le festival – où il est venu pour la première fois en 1986 pour présenter Nola Darling n’en fait qu’à sa tête et où il a été sélectionné en compétition dès 1989 quand il avait à peine 25 ans pour Do the right thing –, « a eu un impact énorme sur (sa) carrière de cinéaste ». Et qu’« il est honoré d’être la première personne de la diaspora africaine à assurer la présidence du jury d’un grand festival ».

Des paroles apaisées, respectueuses. Qui ne sont pas celles, assurément, du trublion « mal élevé » qui traitait autrefois, a-t-on rapporté, Wim Wenders de « Motherfucker » pour avoir couronné de la palme d’or, au festival de Cannes qu’il présidait alors, le premier film de Steven Soderbergh Sexe, mensonge et vidéo et non pas Do the right thing.

« Politiquement correct »

Il est vrai que Spike Lee, aussi radical soit-il, a toujours souhaité et recherché, en artiste responsable et homme d’affaires avisé, le succès et la popularité. Avec son cinéma à la fois engagé et grand public et ses prises de position chocs, qui ne l’ont jamais définitivement brouillé avec les institutions. Après avoir quitté spectaculairement la cérémonie des Oscars en 2019, il est vite revenu ensuite dans la salle pour aller chercher son oscar de « la meilleure adaptation » pour BlacKkKlansman, film antiraciste pour lequel il a obtenu, à défaut de la récompense suprême, le Grand prix du festival.

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Même s’il sera certainement plus attentif au cinéma de réalisateurs issus de populations opprimées au prochain festival de Cannes, on a toutes les raisons de penser qu’il remplira sa fonction avec le plus grand sérieux et un véritable sens de l’équité. Mais s’il est bien le premier Noir à jouer ce rôle de président du jury, c’est aussi parce que le festival, qui n’a à ce jour jamais attribué de palme d’or à un cinéaste afro-américain ou africain, sait aller dans le sens du « politiquement correct ». En particulier s’agissant des minorités.

Ainsi, après avoir commencé à satisfaire depuis quelques années la revendication des femmes pour l’égalité dans le septième art en proposant des jurys à forte minorité ou à majorité féminines et en sélectionnant plus de films de réalisatrices en compétition sur la Croisette, voilà que, au moment où le cinéma afro-américain s’impose de plus en plus comme majeur sur la planète cinéma, notamment après le succès mondial de Black Panther, le festival pense à Spike Lee.

Autrement dit à l’un des seuls réalisateurs noirs, s’il faut en choisir un, dont l’oeuvre et l’envergure sont suffisamment incontestables sur la durée pour qu’il puisse légitimement présider le jury. Une première dont il faut se féliciter ? Sans aucun doute. Mais qui vient bien tard et qui paraît quelque peu opportuniste. Jusqu’à la preuve du contraire … que nous fournira peut-être Spike Lee lui-même, s’il ose assumer jusqu’au bout sa réputation de contestataire en mai prochain à Cannes en proposant avec son jury un palmarès radical et peut-être – qui sait ? -« politiquement incorrect ».