Aminata Touré : « Le trafic des faux médicaments est un carnage silencieux »

La présidente du Conseil économique, social et environnemental du Sénégal, Aminata Touré, participe du 17 au 18 janvier à l’Initiative de Lomé, au cours de laquelle des chefs d’État africains ont signé un engagement politique visant à lutter contre le trafic de faux médicaments. Elle appelle à la criminalisation du phénomène et à une meilleure coopération entre les États.

Aminata Touré à Dakar, en janvier 2019. © Sylvain Cherkaoui pour JA

Aminata Touré à Dakar, en janvier 2019. © Sylvain Cherkaoui pour JA

Aïssatou Diallo.

Publié le 18 janvier 2020 Lecture : 7 minutes.

Dans certaines régions d’Afrique, 60 % des médicaments vendus seraient falsifiés, selon l’Organisation mondiale de la santé. Cela concerne aussi bien les antibiotiques et les antipaludéens que des médicaments contre le cancer, le viagra et les produits cosmétiques, qui proviennent le plus souvent d’Asie (Chine, Inde) ou du Nigeria. Pour les trafiquants, le business du faux médicament est plus lucratif que celui de la cocaïne. Pour 1 000 dollars investis, ils en retirent 500 000 dollars de bénéfices, contre 20 000 pour celui de la drogue. Pour lutter contre ce phénomène qui représente un problème de santé publique, chefs d’État, anciens présidents et Premiers ministres, ministres de la santé, présidents d’institutions africaines et internationales et spécialistes du secteur de la pharmacie se sont donné rendez-vous les 17 et 18 janvier à Lomé. Lancée par la Fondation Brazzaville, cette initiative se veut originale. C’est la première fois que des leaders politiques africains s’organisent pour combattre les faux médicaments. Sur les sept présidents initialement attendus dans la capitale togolaise,  seuls trois étaient finalement présents : Macky Sall, Yoweri Museveni et Faure Gnassingbé. Alors que la Gambie n’était pas représentée, Nana Akufo-Ado, Denis Sassou Nguesso et Mahamadou Issoufou étaient, eux, représentés par leurs ministres de la Santé. Un avant-projet du protocole d’accord pour une meilleure collaboration et la criminalisation du trafic de faux médicament a été signé à cette occasion ce samedi. Celui-ci devrait être entériné dans les mois à venir, au terme de travaux entre les différents acteurs impliqués dans la lutte dans chaque pays. Aminata Touré, présidente du Conseil économique et social du Sénégal, ancienne Première ministre et ancienne ministre de la Justice, a prêté sa voix à l’organisation de ce sommet, en assurant la modération de la cérémonie. La Sénégalaise estime que la lutte contre les faux médicaments passe par la criminalisation de ce trafic, une meilleure coopération entre les États et l’amélioration des systèmes de santé. Jeune Afrique : Derrière l’appellation courante « faux médicaments » se cachent de nombreuses réalités. Qu’est-ce qu’un faux médicament, selon vous ? Aminata Touré : Un faux médicament, c’est d’abord un médicament qui ne remplit pas l’objectif de soigner tel qu’il le déclare. Il y a les médicaments de qualité inférieure, qui sont autorisés, mais qui ne répondent pas aux critères de qualité, à cause de la contrefaçon par exemple. Les médicaments falsifiés, eux, sont des produits dont l’identité, l’origine ou la composition sont trompeurs. Il y a également des faux médicaments bien plus dangereux : non seulement ils ne soignent pas, mais en plus, ils tuent. Selon des chiffres de l’American institute of tropical medicine, 120 000 enfants de moins de 5 ans meurent chaque année à cause d’antipaludéens falsifiés. L’OMS considère que les faux médicaments causent environ un million de morts dans le monde chaque année. On estime que 10 à 15 % des produits pharmaceutiques vendus dans le monde sont falsifiés. Dans ce trafic mondial, l’Afrique est la plus touchée, en raison de la difficulté d’accès aux médicaments. C’est un carnage silencieux, qui touche surtout les plus pauvres, qui achètent des plaquettes d’antibiotiques sur des étals. Mais les classes moyennes et les couches privilégiées sont également de plus en plus concernées, car ces faux médicaments sont aussi vendus en pharmacie. https://twitter.com/InitiativeLome/status/1218143924696600577 Dans certaines régions d’Afrique, plus de la moitié des médicaments vendus sont des faux. Comment expliquer l’absence de criminalisation sur la question dans la plupart des pays du continent ? C’est pour cela qu’un engagement a été pris par des chefs d’État pour criminaliser cette activité. On considère que le trafic de faux médicaments rapporte près de 200 milliards de dollars chaque année dans le monde. Ce sont des profits énormes. C’est l’activité criminelle la plus rentable. D’autant plus que les victimes de ce trafic sont souvent mal informées. Prenons l’exemple d’une mère de famille qui vit dans un village, et qui va acheter des médicaments au marché pour soigner la fièvre de son enfant. En administrant ce médicament à son enfant, elle espère le voir guérir. Mais en réalité, ce médicament peut le tuer. Il faut plus de campagnes de prévention pour informer de la gravité de la situation. Il faut que l’on sache qu’acheter un médicament au marché ou dans la rue, ça tue. Nous devons renforcer notre législation et la coopération entre les États pour lutter contre le trafic transfrontalier.

Plusieurs initiatives ont déjà été lancées pour contrer la vente des faux médicaments. Comment la signature de cet accord va-t-elle contribuer à enrayer le phénomène ? C’est une initiative africaine et il faut le relever. En prenant le leadership sur cette question dramatique, ces hommes politiques s’impliquent personnellement. C’est un premier pas. L’initiative de Lomé, soutenue par la fondation de Brazzaville, doit remonter jusqu’à l’Union africaine. C’est une initiative endogène qui appelle à la modification des cadres législatifs des pays eux-mêmes et de renforcement de leur coopération. L’ampleur du trafic ne met-il pas en lumière la défaillance des différents échelons de nos systèmes de santé, de la régulation, au contrôle douanier et aux chaînes de distribution ? Je préfère voir ça comme des défis qui nous restent à relever, car nous avons enregistré de nombreuses avancées. N’oubliez pas qu’en vingt ans, l’espérance de vie en Afrique a augmenté, plus que partout ailleurs dans le monde. L’accès aux services de santé s’est amélioré, même s’il reste beaucoup à faire. Mais ce qui est justement scandaleux, c’est que des entreprises criminelles s’appuient sur ce besoin de santé pour engranger des milliards de dollars. Nous devons travailler à rendre les médicaments accessibles dans les structures de santé à travers la production de génériques. C’est pour cela que dans le cadre de la coopération intergouvernementale, les pays doivent travailler à la création d’industries africaines de médicaments de qualité et à moindre coût. Il existe déjà des structures de ce type dans certains pays, mais je pense qu’il faut une plus grande coopération, par exemple au niveau régional, afin que nous ayons nos propres compagnies pharmaceutiques. Mais cela ne règle pas nécessairement le problème. Ces mêmes produits peuvent être falsifiés. L’entreprise criminelle doit donc être d’abord arrêtée. Il faut également des missions de contrôle de la qualité des médicaments mis sur le marché au niveau des États.

Nous devons travailler à rendre les médicaments accessibles dans les structures de santé à travers la production de génériques

Les systèmes de couverture santé sont déficients dans de nombreux pays ouest-africains. Quel bilan tirez-vous de la CMU au Sénégal ? Les systèmes de santé efficaces sont un autre grand défi. C’est un choix politique qui fait parfois débat, comme aux États-Unis, avec le projet entamé par Barack Obama, aujourd’hui remis en question. Pour moi, l’accès à la santé est un droit universel et l’une des stratégies pour le réaliser progressivement est l’assurance maladie universelle. Ce n’est pas simple, car cela coûte cher. Il faut mettre en place un système transparent de recouvrement des coûts, décentraliser l’offre d’assurance à travers les caisses de quartier, de villages ou les caisses professionnelles, et mettre en place un mécanisme de contrôle rigoureux. Pour ce qui est du Sénégal, la CMU était l’un des chantiers de Macky Sall dès son arrivée au pouvoir. Il y a eu un grand bond en avant car nous sommes passés d’un taux de couverture de 10 % à une couverture de 50% en sept ans. L’objectif est d’atteindre au moins un taux de 80%. Lorsque les populations peuvent avoir accès aux centres de santé qui respectent les standards définis par le ministère de la Santé, avec des contrôles de la qualité des médicaments, nous avançons dans la lutte. Mais il ne faut pas attendre d’avoir une CMU pour combattre les réseaux criminels qui prospèrent sur ce besoin.

Une mère et son fils pendant une consultation au Centre de protection maternelle et infantile (PMI) de la Médina. Sénégal, Dakar. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

Une mère et son fils pendant une consultation au Centre de protection maternelle et infantile (PMI) de la Médina. Sénégal, Dakar. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

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Des experts affirment que le trafic de faux médicaments est l’une des sources de financement des groupes terroristes dans le Sahel. Pourquoi et comment se sont-ils saisis de ce « marché » ? Les réseaux criminels utilisent les mêmes routes et sont souvent impliqués dans d’autres trafics, tels que celui de la drogue et des être humains. De plus, c’est un trafic très lucratif. Comment la Cedeao y fait-elle face ? C’est tout le sens de ce sommet. La première étape consiste à introduire rapidement des législations qui criminalisent le trafic avec des sanctions plus sévères. Tous les pays membres de l’UA doivent également signer les conventions de lutte contre la corruption et de lutte contre les crimes transnationaux. Il faut former les services de douanes, les magistrats, les personnels de santé à déceler les faux médicaments. Il faut enfin créer des technologies qui permettent d’attester de la validité des médicaments. C’est une lutte qui se mène sur le long terme et c’est encourageant de voir des chefs d’États se saisir d’une question aussi vitale.

En plus du développement d’une industrie pharmaceutique en Afrique, la normalisation de la médecine traditionnelle peut-elle être une solutions selon vous ? En ce qui concerne la médecine traditionnelle, c’est un autre débat. Il y a encore un travail à faire sur les normes à définir et sur la reconnaissance scientifique. Nous devons d’abord arrêter ces marchands de la mort.

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