Politique

Umushyikirano : quand le Rwanda organise sa grand-messe de la bonne gouvernance

Le Rwanda organisait les 19 et 20 décembre son « dialogue national » (Umushyikirano), destiné à dresser l’état de la nation. Séance de reddition des comptes mâtinée de show patriotique, en présence du président Paul Kagame, ce rituel annuel est devenu un événement incontournable depuis 17 ans. 

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Par - envoyé spécial à Kigali
Mis à jour le 21 décembre 2019 à 16:28

Paul Kagame lors de son discours à Umushyikirano, le 19 décembre 2019. © Urugwiro Village (présidence rwandaise)

« Quand les autres marchent, nous devons courir. » Au pupitre de la salle de conférence d’un Kigali Convention Center (KCC) garni de plusieurs centaines de personnes chauffées à blanc, Paul Kagame énumère, face à un public conquis d’avance, les succès enregistrés par le Rwanda 25 ans après le génocide des Tutsi. Égalité homme-femme, croissance économique, tourisme, climat des affaires…

Lors du traditionnel discours d’ouverture d’Umushyikirano – le dialogue national -, le président rwandais insiste, comme à son habitude, sur les chiffres et les classements, brandis comme autant d’instruments de mesure des progrès accomplis par le pays depuis 1994, l’an zéro du « nouveau Rwanda ». 

Cette grand-messe annuelle, à mi-chemin entre séance d’évaluation des performances de l’administration et raout patriotique, a réuni pendant deux jours le gratin politique et militaire du pays, de nombreux représentants de la société civile ainsi qu’une partie de la communauté diplomatique. Le principe est le suivant : l’espace de 48 heures, chaque représentant de l’administration, du ministre au maire de district, est appelé à rendre des comptes.

Sur l’estrade, dans le public ou en duplex depuis les quatre provinces du pays, les Rwandais peuvent interpeller ces derniers et faire état de leurs difficultés comme de leurs attentes. Pour compléter le tableau de cette grande consultation au style particulier, tout se fait en présence du président de la République, qui, au besoin, arbitre les échanges, voire admoneste les élus et fonctionnaires peu convaincants dans leurs réponses. 

Organisé pour la 17e année consécutive, et désormais inscrit dans la Constitution, Umushyikirano est l’un des piliers de ce que les autorités aiment appeler les « home-grown solutions » : des solutions « à la rwandaise » – souvent inspirées de l’époque précoloniale – aux problèmes liés à la bonne gouvernance, comme les fameux contrats de performance (Imihigo) signés par chaque membre de l’administration.

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Après trois heures d’attente, sur fond de chants traditionnels évoquant notamment l’importance du travail en commun pour reconstruire le pays après le génocide, la séance peut officiellement débuter. Le premier jour, au discours de Paul Kagame succède un panel sur la croissance économique où sont martelés différents chiffres, de la croissance du PIB à l’autosuffisance budgétaire, en passant par le taux d’emploi des jeunes. « Le Rwanda valorise, depuis bien avant la colonisation, la notion de performance. Il y a toujours le besoin de revenir sur les objectifs fixés et de faire le bilan des résultats », souligne le politologue Jean-Paul Kimonyo, par ailleurs conseiller à la présidence.

Ces dernières années, certains observateurs ont toutefois remis en cause certains chiffres communiqués par les autorités rwandaises, notamment les statistiques sur la pauvreté, qui, selon une récente enquête du Financial Times, auraient été sous-évalués. Des conclusions réfutées par le pouvoir rwandais.

« Voir ce qui peut être amélioré »

Vient ensuite la traditionnelle séance de questions. Sur les murs du KCC, quatre grands écrans permettent de connecter la salle aux participants regroupés dans plusieurs lieux à travers le pays et de relayer les questions qui proviennent des réseaux sociaux. 

La parole est libre, mais il ne faut pas pour autant pas s’attendre à des critiques virulentes. Chaque citoyen choisi pour prendre la parole prête un soin particulier à remercier, voire à flatter le président rwandais, avant de mettre en avant les réussites du pays, au risque, parfois, de noyer la suite de son propos.

Ce n’est qu’après ces formules introductives que les sollicitations, s’il y en a, se font entendre. « Ici, les critiques ne sont pas formulées de manière frontale, il y a une certaine forme de subtilité à maîtriser pour les exprimer. Il s’agit avant tout d’évoquer ce qui peut être amélioré, l’exercice se veut constructif », assure un observateur rwandais.

Une vision qui compte toutefois quelques détracteurs, comme le député Frank Habineza, président du Green Party, une formation classée dans l’opposition mais dont l’approche reste conciliante avec le régime. « Sur le principe, il devrait s’agir d’un échange, mais les participants se livrent surtout à des présentations, majoritairement favorables, du bilan du pays. Les panélistes font part ce qu’ils ont accompli et s’auto-congratulent. Puis des questions sont posées mais plusieurs vrais problèmes ne sont pas débattus, comme par exemple la hausse des prix liée à la crise avec l’Ouganda, du fait de la fermeture de la frontière. »

« Des débats très animés ont régulièrement lieu, comme sur le programme Girinka [qui vise à donner une vache, symbole traditionnel de prospérité, aux familles les plus pauvres], car celui-ci a longtemps été mal géré. C’est un vrai forum d’échange », défend toutefois Jean-Paul Kimonyo.

Les problèmes abordés balayent différents domaines : des difficultés rencontrées par les Rwandais de la diaspora aux problèmes, plus locaux, liés au manque de centres de santé dans certains districts, où les déplacements sont souvent compliqués. Pour chaque question, c’est tout d’abord le ministre concerné qui prend la parole avant, si nécessaire, de se rapprocher de l’administration locale. 

« C’est aussi un show »

 Dans la province du Sud, une habitante du district de Nyamagabe soulève un autre problème : des arriérés de paiement pour des travaux de construction effectués il y a cinq ans.

Le ministre du Gouvernement local, Anastase Shyaka, sollicité pour donner sa version de l’épisode, est rapidement interrompu par un Paul Kagame visiblement agacé par le manque de précision de sa réponse, qui se limite à expliquer que « les responsables locaux ont été distraits ». « Nous parlerons au maire ensuite, mais de votre côté qu’avez-vous fait ? », relance le président rwandais. Au tour, ensuite, du maire du district de s’expliquer. « Pourquoi le suivi du dossier n’a-t-il pas été fait pendant toutes ces années ? », l’interroge Paul Kagame.

Umushyikirano, c’est aussi un show

La séance de réprimande plaît au public. La salle rit, applaudit et s’amuse de voir le chef de l’État demander ainsi, en public, des comptes aux élus locaux ainsi qu’aux membres de son gouvernement. « Umushyikirano, c’est aussi un show », sourit un diplomate en poste à Kigali, qui reconnaît malgré tout le côté « novateur » de l’exercice.  

Une fois conclu, le dialogue national aboutit à dresser une liste de résolutions à remplir pour l’année suivante. Selon le Premier ministre Édouard Ngirente, 80 % de celles prises en 2018 ont été appliquées.