Culture

Felwine Sarr : « La France a manqué de solennité lors de la restitution au Sénégal du sabre d’El Hadj Oumar Tall »

Le sabre d’El Hadj Oumar Saïdou Tall est le tout premier bien culturel africain restitué par la France depuis la remise du rapport Savoy-Sarr à Emmanuel Macron, il y a un an. Felwine Sarr, écrivain sénégalais et co-auteur de ce document, revient sur l’importance de cette restitution, le processus mis en place par le Sénégal et les obstacles qui demeurent.

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Mis à jour le 21 novembre 2019 à 13:05

Felwine Sarr, écrivain sénégalais, est également agrégé d’économie et éditeur. À Paris, le 23 février 2016 © Léo-Paul Ridet/Hans Lucas pour Jeune Afrique

La première restitution d’un bien culturel africain depuis le rapport Savoy-Sarr en novembre dernier, a eu lieu ce dimanche 17 novembre à Dakar. Une cérémonie au cours de laquelle le Premier ministre français Édouard Philippe, en visite officielle, a restitué un sabre au président sénégalais Macky Sall. Une arme datant du XIXe siècle et ayant appartenu à El Hadj Omar Saïdou Tall, érudit musulman de la Tidjaniya, principale confrérie soufie du Sénégal, et guerrier originaire du Fouta-Toro, au nord du Sénégal, célèbre notamment pour avoir combattu les colons français à partir de 1850.

La pièce, confisquée en 1893 au fils d’El Hadj Omar par les troupes françaises puis conservée au Musée des colonies de Paris (actuel Palais de la Porte dorée), a été rendue au Sénégal entre une vente de patrouilleurs et de missiles et un Forum sur la paix et la sécurité auquel participait le locataire de Matignon.

Une cérémonie historique et solennelle lors de laquelle le Premier ministre français s’est laissé aller à quelques digressions, évoquant son amour personnel pour ce type d’armes et son attachement tout particulier à son propre sabre d’officier. Mais aussi sur l’origine de la lame, manufacturée dans le Bas-Rhin.

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« Un mélange des genres hors-sujet », regrette l’universitaire sénégalais Felwine Sarr, co-auteur avec l’historienne française Bénédicte Savoy du rapport sur la restitution du patrimoine africain spolié. Alors que le 23 novembre marquera la première année de la remise du rapport à Emmanuel Macron, Felwine Sarr revient, pour Jeune Afrique, sur l’importance de cette restitution, le processus mis en place par le Sénégal et les obstacles qui demeurent. Interview.

Jeune Afrique : Le sabre d’El Hadj Omar Tall est la toute première oeuvre restituée par la France depuis la remise de votre rapport à Emmanuel Macron. Pourquoi cet objet plutôt qu’un autre ?

Felwine Sarr  : C’est d’abord un geste symbolique parce que les descendants d’El Hadj Omar le réclament depuis les années 1990. Cette arme a fait l’objet d’un processus de patrimonialisation par le sens et la signification dont il a été investi par la famille omarienne (comprendre sa descendance filiale, mais aussi spirituelle au sein de la confrérie tidiane, El Hadj Omar ayant été fait khalife de la Tidjaniya en Afrique noire à la suite de son pèlerinage à la Mecque, ndlr). Par ailleurs, il avait déjà été prêté deux fois au Sénégal auparavant, c’était donc moins compliqué.

Déjà prêté au Musée des civilisations noires (MCN) de Dakar depuis son ouverture en décembre dernier, le sabre ne fait pour l’instant l’objet que d’un dépôt à long terme renouvelable. Peut-on réellement parler de restitution ?

C’est une restitution ! Il faut savoir que le droit patrimonial français ne permet pas de sortir un objet des collections nationales, mais que la France travaille à modifier sa loi. En attendant, elle a elle-même trouvé un artifice juridique pour la contourner.

La temporalité de la restitution est une temporalité longue

Elle l’a déjà fait en restituant des têtes maories à la Nouvelle-Zélande, des plaques funéraires à la Chine ou les restes de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud. Quand le dépôt prend fin, il est renouvelé. C’est une manière de restituer dans les faits en attendant que les objets puissent sortir définitivement des musées français. Mais personne n’a l’intention de faire revenir le sabre en France.

Ne faut-il donc pas attendre la modification de la loi française avant de procéder aux restitutions des œuvres ?

Je crois qu’il faut donner la priorité aux restitutions. Dans le cas de ce sabre, cela va permettre de démarrer un processus, de co-constituer un savoir-faire de la restitution et de faire d’autres demandes. Une fois la cacophonie sur les questions de dépôt ou de restitution retombée, il sera plus facile d’enclencher le débat public et de lancer une réflexion sérieuse, par exemple sur la période de l’histoire du Sénégal à laquelle correspond l’objet, ou sur le personnage complexe et multiple qu’était El Hadj Omar.

Cette restitution a eu lieu au cours d’une visite d’Édouard Philippe placée sous le signe de la coopération économique et sécuritaire entre la France et le Sénégal. La restitution du sabre n’a-t-elle pas été un peu noyée dans tout cela ? 

Avec ce mélange des genres, il y a eu selon moi un manque de solennité de la part de la France. J’ai trouvé les discours de Macky Sall et de la communauté omarienne très dignes lors de la cérémonie de restitution.

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Celui du Premier ministre français était en revanche un peu hors sujet. Il a évoqué son lien et son amour personnel des sabres. Le rapport que nous avons écrit avec Bénédicte Savoy n’a pas été évoqué. C’est comme si la restitution de ce sabre était déconnectée de tout le débat qui a lieu depuis 2018 sur cette question.

Un seul objet restitué en un an, n’est-ce pas un peu faible de la part de la France, qui a elle-même demandé ce rapport ?

La temporalité de la restitution est une temporalité longue. Comme je le disais, il y a des obstacles juridiques qui doivent être levés. Mais aussi des barrières liées au temps de formulation de demandes de restitution des pays africains qui doivent se réunir, former des commissions, prendre connaissance de l’inventaire.

Par ailleurs, certains pays ont encore besoin de préparation. C’est notamment le cas du Bénin. La France était prête à lui rendre sans tarder 26 œuvres, mais le pays a estimé devoir d’abord restaurer le palais d’Abomey (musée historique constitué d’un ensemble de palais royaux, ndlr).

Ce besoin de préparation ne concerne pourtant pas Dakar, qui a ouvert son Musée des civilisations noires (MCN) en décembre dernier. Le Sénégal n’est-il pas prêt à accueillir davantage qu’une seule oeuvre restituée ?

Il l’est ! Mais je pense qu’il y a eu des changements politiques qui ont freiné les démarches. À l’époque de la remise du rapport, le ministre de la Culture sénégalais Abdou Latif Coulibaly était très engagé sur la question des restitutions et très au fait des enjeux.

Le Burkina Faso, le Bénin, le Mali, le Gabon ont également mis en place des commissions pour travailler sur la question de la restitution des œuvres

Lors de l’inauguration du MCN, il a même affirmé que s’il y avait 10 000 objets à réclamer, le Sénégal en réclamerait 10 000. Mais je pense qu’on a raté ce momentum-là. Il y a eu un remaniement ministériel peu de temps après, il a donc fallu reprendre le processus.

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Outre le sabre d’El Hadj Omar Saïdou Tall, le Sénégal a-t-il formulé d’autres demandes de restitution depuis la remise de votre rapport il y a un an ?

La seule demande qu’a formulée le Sénégal concerne le sabre. Mais la commission sénégalaise de restitution a été instituée il y a quelques jours, ce qui signifie en principe que d’autres demandes arriveront dès lors qu’elle aura siégé et commencé à travailler.

Et les autres pays d’Afrique de l’Ouest, comme le Bénin qui avait officiellement demandé à la France de récupérer une partie des œuvres pillées ?

Je peux vous dire que le Burkina Faso, le Bénin, le Mali, le Gabon ont également mis en place des commissions pour travailler sur la question. Il y a également eu deux réunions de l’Uemoa, qui souhaite articuler une approche sous-régionale, notamment grâce à des « villes-refuges » si le pays concerné n’est pas encore en mesure de récupérer ses objets. Par exemple, le MCN de Dakar pourrait accueillir certains objets à la place du Bénin en attendant que ce dernier soit prêt. Mais évidemment, les pays ont des rythmes et des priorités différentes.