[Tribune] Rwanda : la mémoire en danger de Faustin Kagame

L’Afrique n’aime pas nommer la maladie quand elle survient. Mon vieil ami Faustin Kagame, mémorialiste du Rwanda d’hier, d’avant-hier et d’aujourd’hui, a mal à sa mémoire, grignotée par un démon qui a pour nom Alzheimer. Et il préfère qu’on en parle.

Faustin Kagame, mémorialiste du Rwanda d’hier, d’avant-hier et d’aujourd’hui. © DR

Faustin Kagame, mémorialiste du Rwanda d’hier, d’avant-hier et d’aujourd’hui. © DR

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  • Mehdi Ba

    Journaliste, correspondant à Dakar, il couvre l’actualité sénégalaise et ouest-africaine, et plus ponctuellement le Rwanda et le Burundi.

Publié le 16 novembre 2019 Lecture : 4 minutes.

Il porte le patronyme rwandais qui, d’un bout à l’autre de la planète, est de loin le plus connu. Celui de Paul Kagame, président adulé par les uns ou honni par les autres. Celui aussi de l’abbé Alexis Kagame, théologien et historien emblématique du Rwanda pré-colonial, colonial et post-colonial.

Peu de gens savent qu’au Rwanda les patronymes ne relèvent pas d’un héritage patrilinéaire. On les attribue comme un surnom, comme un augure, et un enfant peut porter un « nom de famille » (pour parler à la française) différent de celui de son père.

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Hommage

Faustin est né le 15 février 1947 dans le nord du Rwanda, en « territoire » de Ruhengeri (qui n’était pas encore une préfecture), sous-chefferie Gacaca, dont son père, Faustin Kabano, était le principal notable. Le jour de sa venue au monde, une grande fête avait lieu dans le village. Pour l’occasion, l’abbé Alexis Kagame, frère de sa mère, Paschasia Kabogora, s’était joint à la fête. C’est en hommage à l’historien que ses parents l’ont baptisé ainsi : Faustin Kagame.

Faustin n’a que 12 ans lorsque le Rwanda bascule dans les prodromes du génocide, dont le climax surviendra en 1994. Lorsqu’une « révolution » présentée comme « sociale » par le colonisateur belge et l’Église catholique injecte le ferment de la haine au « pays des mille collines », en 1959, sa famille figure en haut de la liste des Tutsi menacés.

L’abbé Kagame a été à la fois mon père et ma mère

Protégés par la population, ses parents gagnent l’Ouganda voisin. Faustin, lui, est envoyé à Butare, la ville universitaire du Sud, où l’abbé Alexis Kagame, qui s’est penché sur son berceau, fera de lui son fils adoptif. « Il a été à la fois mon père et ma mère. » Imbibé des traditions du Rwanda pré-colonial, de son histoire et de ses légendes, Faustin Kagame cultivera pendant les six décennies suivantes la mémoire d’une composante des Banyarwanda – « les gens du Rwanda » – un temps promise à l’oubli et à la damnation.

Années d’exil

Après sa fuite du pays, en 1963, il vivra successivement en exil au Burundi, en Union soviétique (où il étudiera à l’Université Patrice Lumumba), en Belgique, au Congo-Brazzaville, avant de s’établir dans la paisible Confédération helvétique. C’est de là qu’au début de 1994, croyant son pays sorti des ténèbres, il rejoindra Mulindi, dans le nord du pays, puis Kigali, où il accompagnera le contingent de 600 militaires du Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement de libération dans lequel il s’était engagé dès sa création.

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Le 7 avril suivant, le génocide le trouvera sur les collines de Kigali, dans le bâtiment du Parlement, alors mitraillé par l’armée hutu. C’est de là qu’il verra, dès l’aube, des hommes armés de machettes faucher la vie alentour. Alors journaliste pour L’Hebdo, un magazine suisse, il décrira les mâchoires du génocide broyant son peuple, avant de rejoindre quelques jours plus tard la zone passée sous contrôle du FPR.

Un griot des Grands Lacs

Pour l’Ouest-Africain que je suis, Faustin Kagame a tout d’un griot. Du Rwanda, de sa topographie, de son histoire, de sa généalogie, il n’ignore rien. Faustin est aussi un bavard impénitent dans un pays taiseux. Il est dépositaire de tant de choses à transmettre que son legs avait besoin de temps pour être transmis dans les formes.

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Mais aujourd’hui, le temps de Faustin est compté.

Je te verrais bien ministre de la Mémoire

Ce ne sont pas ses jours, à proprement parler, qui défilent en compte à rebours, même si lui-même évalue désormais sur Internet, via des sites spécialisés, son espérance de vie. C’est sa mémoire qui est atteinte : son véritable trésor. Son « précieux ».

Le 5 novembre, par une curieuse ironie du destin, je lui écrivais en commentaire, au détour d’un statut Facebook qui se pensait anodin : « Je me disais que le Rwanda pourrait innover en créant un ministère de la Mémoire. Je te verrais bien premier titulaire du poste. Je parle de la mémoire en général. De ceux qui détiennent les clés du passé, du lien avec les ancêtres et peuvent parler de l’Histoire avec une majuscule. »

Je voudrais que ce soit toi qui en parles

Sept jours plus tard, mon cœur s’est arrêté momentanément de battre et mes yeux se sont mouillés lorsque mes oreilles ont entendu de sa bouche ce scénario inimaginable : Faustin Kagame, l’un des principaux mémorialistes du Rwanda, vient de découvrir qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer.

Il me l’a confié à la rwandaise. Avec cette capacité à tamiser la souffrance, à ne jamais se donner en spectacle ni se faire plaindre.

Et tandis qu’en moi une montagne de sentiments s’affaissait, il a ajouté : « Petit frère – c’est ainsi qu’il m’appelle -, je voudrais que ce soit toi qui en parles. »

Transgresser un tabou

Puisqu’il en est ainsi, Faustin et moi transgressons aujourd’hui sous ma plume un tabou très africain. Lui, car il donne un nom à la maladie qui le frappe, ce qui n’est pas courant dans nos contrées, du Sahel aux Grands Lacs. Moi, car je le révèle au monde, sur son incitation, sans même trouver cela contre-nature.

Amadou Hampâté Bâ disait en 1960, devant l’Unesco, qu’en Afrique un vieillard qui meurt est comme une bibliothèque qui brûle. Faustin Kagame, Dieu merci, n’est pas mort. Mais la bibliothèque qui sommeille en lui se consumera désormais à petit feu.

Recueillir les perles précieuses de sa mémoire, encore grandement intacte, est aujourd’hui un devoir pour quiconque est désireux d’éteindre cet incendie.

À défaut d’une bibliothèque, à coup sûr, Faustin Kagame mérite qu’un livre ou un film lui soit consacré.

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