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Blockchain et cryptomonnaies, des technologies pour l’Afrique
Il est désormais possible de stocker, acheter, échanger et revendre des nairas nigérians contre des bitcoins et une centaine d’autres cryptomonnaies directement depuis la plateforme Binance. Le géant chinois siégeant à Malte s’ouvre à la monnaie fiduciaires (ou monnaies Fiat) de la première économie africaine. Et pour l’occasion, c’est le naira nigérian qui servira de ballon d’essai.
Dans un communiqué du 24 octobre dernier, Binance explique que ce palier a pu être franchi grâce à un partenariat avec la fintech nigériane Flutterwave, qui propose des solutions de paiement sécurisées pour les petits entrepreneurs dans 150 monnaies différentes. Dans un second communiqué, Binance annonce vouloir profiter de ce partenariat avec Flutterwave pour s’ouvrir « dans un futur proche » au rand sud-africain et au shilling kenyan.
Cette annonce confirme l’intérêt grandissant des Africains pour les cryptomonnaies, comme solution alternative d’épargne, d’échange, mais aussi de paiement. Ces monnaies, qui reposent sur une blockchain (registre en ligne, hébergé chez les utilisateurs et non auprès d’une institution centralisée comme une banque centrale) utilisent un protocole cryptographique pour sécuriser les échanges.
Refuge contre l’inflation
« En Afrique, il y a essentiellement deux types de cryptomonnaies », explique Jérôme Mathis, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, « le bitcoin d’une part, et puis tous les projets qui sont portés par des entrepreneurs africains et qui essaient de mettre sur le marché des cryptomonnaies avec l’espoir qu’elles soient utilisées à grande échelle. […] Tous ces projets sont à un état embryonnaire et ne sont pas réellement utilisés par le grand public. »
L’afro, l’africa master coin, le nurucoin, tentent de coexister avec le bitcoin, qui demeure la cryptomonnaie la plus échangée sur le continent. Dans le même temps, les plateformes d’échanges fleurissent, à la faveur d’un marché demandeur de solutions de paiement, mais aussi d’épargne.

Un portefeuille Bitcoin sur un smartphone © Jonathan Waller
Les États africains enregistrent les plus faibles taux de bancarisation au monde, là où il suffit, pour acheter des cryptomonnaies, de détenir un smartphone et bénéficier d’une connexion à Internet. « Prenez le cas d’un ménage à Lagos », explique Jérôme Mathis : « s’il est suffisamment riche, il peut changer ses nairas contre des dollars afin de garantir son épargne. Mais pour cela il lui faut un compte bancaire ou qu’il ait accès à un bureau de change. Mais quelqu’un qui vit en brousse n’a pas accès à ça. » A contrario, en Afrique, le taux de pénétration du téléphone portable est estimé à plus de 80 %.
Une nouvelle concurrence pour MoneyGram et Western Union
Un autre paramètre important, pour Daniel Ouedraogo, économiste et membre du comité de pilotage de l’afro, est la faiblesse des infrastructures bancaires : « Même ceux qui sont dans le système bancaire éprouvent parfois des difficultés pour réaliser certaines transactions. Aujourd’hui par exemple, les transactions à liquidités demeurent importantes en Afrique compte tenu de la faiblesse des infrastructures bancaires. Et d’un point de vue plus régional, les coûts de transaction à l’international posent également beaucoup de problèmes. »
Pour quelqu’un qui ne possède pas de compte en banque, les solutions actuelles s’appellent MoneyGram ou Western Union. Et les frais pour ces transferts par mandats cash ou international peuvent aller jusqu’à 20 % du montant envoyé. Un taux « confiscatoire » pour Jérôme Mathis.

Une publicité Western Union au Bénin en 2012. © Photo de Jacques Torregano
En comparaison, les plateformes d’échanges comme Binance offrent des coûts de transaction dégressifs, et bien inférieurs à 1 %. Si l’achat de bitcoins via Binance se fait à partir de Visa ou Mastercard, et donc d’un compte en banque pour le moment, c’est toutefois une brèche qui s’ouvre dans la main-mise du secteur bancaire sur les transferts.
Mais tous les pays d’Afrique ne sont pas concernés par cet engouement pour les cryptomonnaies, tempère Jérôme Mathis. « Il s’agit surtout des populations qui subissent une inflation à deux voire trois chiffres. » Si le Nigeria est considéré comme le premier pays africain détenteur de bitcoins, c’est notamment parce qu’en 2018, le pays connaissait un taux d’inflation de 11 %.
Hors du système bancaire étatique, l’introuvable stabilité
« L’effet positif, c’est que les cryptomonnaies responsabilisent les banques centrales dans leurs politiques monétaires », poursuit le chercheur. Il estime que la concurrence des cryptomonnaies poussera les États africains à adopter des politiques monétaires de lutte contre l’inflation.
Sur le papier, utiliser les cryptomonnaies comme refuge pour éviter l’inflation grandissante ne fonctionne que si ces dernières ont un cours stable. Or le bitcoin, qui n’est adossé à aucune banque centrale ni aucun panier de devises, a un cours qui fluctue. Si en décembre 2017, à son pic de valeur, un bitcoin s’échangeait contre plus de 16 000 euros, il ne valait début 2019 plus que 3 300 euros. Au 14 novembre, au moment où nous écrivons ces lignes, il s’échangeait contre un peu plus de 8 637 dollars.

Cours du bitcoin depuis avril 2015 © Investing / Bitfinex
Si certaines cryptomonnaies sont indexées sur le cours d’une monnaie étatique (BUSD chez Binance, Tether ou TrueUSD), aucune cryptomonnaie n’arrive à s’émanciper à la fois de l’ancrage au cours d’une monnaie et de la forte instabilité du bitcoin, de l’ether et consorts.
« L’idéal ce serait de faire une cryptomonnaie dont le cours est garanti de manière stable », poursuit Jérôme Mathis. « C’est ce que propose Facebook avec le libra. Du fait de leur capacité monétaire, ils veulent fonctionner comme une banque centrale, avec des réserves qui servent à contrer les opérations de marché. Ceci nécessite des montants colossaux dont sont dépourvus les petits projets. »
Inquiétude ou attentisme des États
Même s’il n’a pas encore encore rendu les armes, le projet de Mark Zuckerberg a du plomb dans l’aile, après les retraits successifs de PayPal, Ebay, Mastercard et Visa. Mais pour Jérôme Mathis, « si ce n’est pas fait par Facebook, ce sera fait par d’autres entités plus tard dans le futur. Les autorités monétaires africaines ne pourront plus se passer de composer avec les cryptomonnaies. »
À l’exception de quelques pays ayant cherché à encadrer leur utilisation, comme l’Afrique du Sud, ou à les interdire, comme l’Algérie, le Zimbabwe, le Maroc ou l’Égypte, la majorité des États africains sont dans une situation attentiste vis-à-vis des cryptomonnaies. Pour Fortuné Bawubadi Ahoulouma, avocat au barreau de Paris et spécialiste de la réglementation autour des cryptomonnaies en Afrique, « les États gagneraient à mener une réflexion aux différents niveaux régionaux, puis au niveau de l’Union africaine ».
Il y a pour le juriste, non seulement un enjeu de développement, mais aussi une potentielle nouvelle ressource : « L’État aujourd’hui semble dire qu’il perd de l’argent du fait des activités informelles nombreuses en Afrique. Il ne faut pas oublier que les régulateurs sur le continent restent assez frileux. Il y a peut être un besoin d’apprentissage de ce que sont les cryptomonnaies par les régulateurs, de manière à ce qu’ils cernent la question et testent une mise en œuvre par petits bouts. »