Politique

Tunisie : jeux d’alliances et volte-faces, les dessous de l’élection de Rached Ghannouchi à la tête du Parlement

Alors qu’il n’avait cessé de répéter qu’aucun rapprochement n’était possible avec Nabil Karoui, le chef historique d’Ennahdha a conclu une alliance de la dernière chance avec le parti Qalb Tounes de l’homme d’affaires, lui permettant d’accéder à la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Prochaine étape : la désignation d’une personnalité pour le poste de chef du gouvernement.

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Mis à jour le 15 novembre 2019 à 09:44

Le président sortant du Parlement Abdelfattah Mourou et Rached Ghannouchi, le 13 novembre 2019 à Tunis. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Temps fort de la séance inaugurale de la nouvelle législature, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avec moins de solennité qu’à l’accoutumée, a désigné à la présidence de l’hémicycle Rached Ghannouchi, président du parti d’Ennahdha, avec 123 voix sur 217. Un vote qui met fin à des semaines d’atermoiements et de négociations et qui, surtout, dévoile les alliances façonnées par Ennahdha pour parvenir à une majorité.

Avec seulement 52 sièges, le parti à la colombe est à son plus bas niveau de représentativité depuis 2011 mais n’a jamais été aussi puissant. Il profite de la division des autres familles politiques, unanimes à vouloir qu’Ennahdha gouverne seule et qu’elle assume ses responsabilités. Au risque, faute d’accord politique, d’aller vers de nouvelles élections législatives. Une situation inacceptable pour les élus qui avaient arraché, en même temps que leur siège, une immunité parlementaire.

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La Tunisie, pour le moment, ne retournera pas aux urnes. En votant d’un bloc pour Rached Ghannouchi, les députés du parti Qalb Tounes, fondé par Nabil Karoui, ont confirmé, avec ceux de la coalition d’El Karama, être les nouveaux alliés d’Ennahdha. Un air de déjà-vu qui suscite un malaise et rappelle l’alliance de la troïka gouvernementale de 2011, qualifiée de « contre nature ».

Versatilité des politiques

Rached Ghannouchi n’avait cessé d’affirmer qu’aucun rapprochement n’était possible avec un « corrompu » – Nabil Karoui est toujours poursuivi pour blanchiment d’argent et évasion fiscale – et avait rappelé qu’il avait appuyé, en juin 2019, les amendements de la loi électorale visant à écarter l’ancien patron de Nessma TV de la course électorale. À l’inverse, les dirigeants de Qalb Tounes avaient assuré qu’ils ne se compromettraient pas avec Ennahdha. Mais c’était bien méconnaître la versatilité des politiques : les ennemis d’hier, par le miracle d’une rencontre de la dernière chance dans la nuit du 12 novembre, se sont unis pour le quinquennat. « Une réunion entre les deux partis a permis de dégager des consensus stratégiques et une vision d’avenir, ce qui a permis d’aboutir à un accord », justifie le politologue, Abdellatif Hannachi.

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Pour Nabil Karoui, il ne s’agit toutefois pas d’une victoire. Au contraire. De toute évidence, les pressions politiques ont eu raison de sa détermination. « Ennahdha a mis en balance sa situation judiciaire », confie un familier de Qalb Tounes. Mais s’il a obtenu la garantie de ne pas être inquiété au-delà du raisonnable, Karoui a perdu en quelques heures l’appui de son électorat, notamment ceux qui ont voté pour lui, par défaut, pour ne pas élire Kaïs Saïed, qu’ils jugent trop conservateur. Une erreur d’évaluation qui fait perdre à Qalb Tounes sa crédibilité. D’autant que la troisième tête de cette alliance est la coalition controversée d’al-Karama, issu des Ligues de protection de la révolution, milices extrémistes interdites en 2015.

Virage à droite d’Ennahdha

Maigre consolation, Qalb Tounes s’est vu confié la vice-présidence de l’ARP, avec l’élection de Samira Chaouachi, et sera probablement un partenaire important pour la formation du prochain gouvernement. « Il ne s’agissait pas de créer une majorité, même artificielle, à l’Assemblée mais de négocier en parallèle une participation à l’exécutif « , précise un ancien député. Un élément dont ont tenu compte le Courant démocrate (CD) et le Mouvement du peuple, qui réclamaient le portefeuille de la Défense, de l’Intérieur et de la Réforme de l’administration, et n’ont pas revu leurs exigences à la baisse. Résultat : ils sont en tête de file de l’opposition, avec l’estime de tous.

Ces alliances de dernière minute confortent aussi les observateurs sur un virage à droite d’Ennahdha. « La formation qui souhaitait se positionner au centre a mis le cap à droite sous l’effet de la campagne électorale », décrypte l’ancien conseiller de Rached Ghannouchi, Lotfi Zitoun.

Rached Ghannouchi s’emploie à dénicher une personnalité consensuelle et indépendante pour le poste de chef du gouvernement

Il n’en demeure pas moins qu’à 78 ans, le père fondateur du Mouvement de la tendance islamique (MTI), devenu Ennahdha, a atteint son objectif. Régime semi-parlementaire oblige, il devient, avec le président de la République et le chef du gouvernement, la figure la plus importante du pays et s’est assuré une fin de carrière honorable. Actuel président d’Ennahdha mais controversé en interne, il ne peut, conformément au règlement du parti, briguer de nouveau mandat et devra remettre les commandes du Parlement lors du prochain congrès, à l’automne 2020. Mais pour l’heure, il ne songe pas à son successeur et s’emploie à dénicher une personnalité consensuelle et indépendante pour le poste de chef du gouvernement.