Entre Doha et Riyad, la concurrence diplomatique se joue aussi en Afrique de l’Est. À l’occasion de la troisième édition du Future Investment Initiative (FII), surnommé le « Davos du désert », le président kényan Uhuru Kenyatta s’est rendu en Arabie saoudite où il s’est notamment entretenu avec le roi Salman Ibn Abdelaziz Al saoud. Si l’on pouvait compter sur la présence d’autres chefs d’État africains comme le Nigérian Muhammadu Buhari et le Nigérien Mahamadou Issoufou, les ambitions saoudiennes s’expriment avec plus d’acuité à l’Est du continent. L’événement, important outil de softpower, a vu beaucoup de participants prévus annuler leur venue après la disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
Les relations diplomatiques entre Nairobi et Riyad ne sont pas nouvelles. Considérant l’âge auguste du souverain, et alors que le prince Mohammed Ben Salmane assure peu ou prou le rôle de chef de l’État, doit-on imaginer que la rencontre entre le premier et Kenyatta était avant tout symbolique ? Rien n’est moins sûr : les deux figures politiques ont parlé, à en croire un tweet de la présidence kényane, « de sécurité et de commerce », les deux jambes de la présence saoudienne en Afrique, avec la religion.
Le 29 octobre, le Kenya a d’ailleurs publié un communiqué expliquant que le Fonds saoudien pour le développement (SFD) avait promis d’investir pour soutenir la politique nationale dite des « Big Four », basée sur la couverture santé, le logement social, l’industrialisation et la sécurité alimentaire.
Earlier today, President Kenyatta held bilateral talks with the King of Saudi Arabia and Custodian of the Two Holy Mosques King Salman bin Abdulaziz Al Saud to discuss trade and security ties between Kenya and Saudi Arabia on the margins of #FII2019 pic.twitter.com/cS7dlcJ05Y
— State House Kenya (@StateHouseKenya) October 30, 2019
Kigali veut devenir un hub régional pour la tech
Au même moment, c’est dans un autre pays du Golfe que se rendait le président rwandais Paul Kagame. Ce dernier était à Doha pour la cinquième édition du Qitcom (Qatar Information Technology Conference and Exhibition), événement dédié aux nouvelles technologies de l’information et la communication. Si les relations entre Kigali et Doha ne sont pas aussi anciennes que celles qui lient Nairobi et Riyad, elles connaissent néanmoins des développements rapides.
Pas moins de deux ministres – de l’Information, des Communications et de l’Innovation et celui des Finances -, accompagnés de Clare Akamanzi, patronne du Rwanda Development Board, bras armé de Kigali pour l’investissement, étaient en visite au salon. Également du voyage, le chef de l’État avait déjà foulé le sol de Doha en novembre 2018 et avait été hôte de l’émir du Qatar, en avril dernier.
Kigali cherche à s’imposer comme le plus technophile des pays africains et à devenir un hub régional pour la tech. La présence rwandaise à un salon orienté vers les TIC, dans un pays qui parie lui aussi sur l’industrie numérique, n’a donc rien d’étonnant. Des discussions entre le Qatar et le Rwanda, poursuivies en marge de la visite présidentielle dans le royaume, seraient assez concrètes selon la presse est-africaine, qui se fait l’écho de possibles accords pour l’ouverture d’une ligne aérienne de RwandAir vers Doha.
Dans son discours, Paul Kagame, dont les analystes remarquent parfois qu’il a des intérêts communs avec l’émir Cheikh Tamim ben Hamad Al-Thani, s’est plu à rappeler que son pays et le Qatar étaient tous deux dans le top 10 des pays « aux gouvernements les plus réactifs au changement » selon un rapport de 2019 du Forum économique mondial.

Le président Kagame participe à la cérémonie d'ouverture de la conférence Qitcom 2019 aux côtés de Tamim ben Hamad Al Thani. © Présidence rwandaise
Sécurité alimentaire
Rien n’indique qu’en marge des deux rencontres, des discussions aient eu lieu à propos du secteur agro-alimentaire. Mais ce dernier intéresse beaucoup les pays arides du Golfe, parmi les premières nations concernées par le problème de la sécurité alimentaire. Les analystes observent combien le Qatar est d’autant plus actif depuis le « blocus » saoudien et émirati entamé en 2017 pour assurer un approvisionnement alimentaire grâce à des investissements à l’étranger. Dans la région, en Tanzanie et au Soudan notamment, des accords agricoles concernant des centaines de milliers d’hectares sont signés depuis plusieurs années.
Le gouvernement kenyan avait d’ailleurs fait face à une fronde conséquente d’agriculteurs dès 2009 après l’annonce d’un accord de location de terres agricoles près du fleuve Tana par des fonds souverains qataris.
En 2018, année-pivot dans les relations entre Kigali et Doha, un mémorandum crucial était paraphé entre les deux pays par le Rwanda Development Board et Hassad Food, l’important fonds d’investissement souverain qatari dédié au secteur agricole.
Today in Doha @CAkamanzi, CEO of @RDB & Mohamed Badr Hashem Al-Sada, CEO of Hassad Foods signed an MoU for investment in development of the Gabiro Agro-processing Farm pic.twitter.com/sGYRhF5sWT
— Rwanda Development Board (@RDBrwanda) November 15, 2018
Addis-Abeba très courtisée
Les pays riches du Golfe développent à grande vitesse leurs relations diplomatiques avec les capitales de l’est du continent. Addis-Abeba notamment, qui accueille le siège de l’Union africaine, est très courtisée. On assiste maintenant à des visites régulières et à l’implication croissante des grands pays arabes dans des dossiers est-africains comme le partage des eaux du Nil ou la paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Les monarchies du Golfe veulent forcément avoir les oreilles des dirigeants forts du continent.
Les gouvernements kényans et rwandais n’ont pas à craindre de faire les frais du conflit larvé mais brutal entre d’un côté l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis et de l’autre, le Qatar. Mais dans la Corne de l’Afrique, qui partage une même mer que la Péninsule Arabique, des États plus fragiles connaissent des situations autrement plus épineuses. Le pouvoir somalien a enragé quand il a découvert, en 2017, un important investissement émirati dans le domaine portuaire avec le gouvernement sécessionniste du Somaliland, qu’il revendique.
Face à la crise, le Qatar a embrayé en annonçant un deal avec Mogadiscio dans le même secteur portuaire, primordial tant en matière de souveraineté alimentaire que militaire. La région du Somaliland, elle, voit un gros morceau de sa production agricole naviguer vers le Golfe, et sa société travaillée en profondeur par un wahhabisme largement importé d’Arabie saoudite.