En mars, septembre et octobre 2019, l’unité du réseau social de Facebook dédiée à la cybersécurité, associée à un groupe de chercheurs de l’Université américaine de Stanford, a découvert et désactivé trois grands réseaux présumés organisés d’utilisateurs de Facebook et d’Instagram.
Pilotées par des comptes localisés en Russie, leurs campagnes d’influence auraient eu pour objectif de manipuler l’opinion publique en faveur de Moscou, notamment lors de plusieurs échéances électorales. Les pays visés sont la République centrafricaine (RCA), la République démocratique du Congo (RDC), la Côte d’Ivoire, le Cameroun, Madagascar ainsi que la Libye, le Mozambique et le Soudan.
« Ingérence gouvernementale »
« Nous parlons ici de trois opérations distinctes d’ingérence gouvernementale ou étrangère, qui prennent la forme de ce que nous nommons des comportements inauthentiques coordonnés pour le compte d’un acteur étranger », explique à Jeune Afrique Nathaniel Gleicher, responsable de la politique de cybersécurité de Facebook.
Les contenus auraient également été publiés sur des groupes et de fausses pages de médias créées pour l’occasion
En d’autres termes, l’équipe chargée de surveiller les comportements suspects sur les différents services du réseau social rapporte que plusieurs profils d’utilisateurs, créés en Russie par de véritables personnes, se seraient coordonnés pour diffuser certaines publications sur leur propres comptes ou à partir de comptes inactifs hackés. Les contenus auraient également été publiés sur des groupes et de fausses pages de médias créées pour l’occasion. Les acteurs situés en Russie seraient aussi parvenus à recruter des utilisateurs locaux pour relayer leurs messages.
Trois campagnes « sur des sujets clivants »
Sur le fond, les contenus diffusés lors de ces tentatives d’influence abordent tant des sujets de société que politiques ou diplomatiques. « Ces véritables entreprises de fake news ont été conçues pour avoir l’air locales et indépendantes, développe Nathaniel Gleicher. Elles s’engagent sur des sujets clivants pouvant aller de la critique des politiques françaises et américaines, en passant par les relations avec la Russie, jusqu’à des questions d’actualité spécifiques comme l’évocation de candidats susceptibles de se présenter à des élections dans ces pays [cela semble avoir été particulièrement le cas lors de récents scrutins organisés à Madagascar et au Mozambique]. »
Chaque campagne aurait engagé des moyens financiers et humains variables suivant l’ampleur. D’après Facebook, la première manœuvre – la plus coordonnée et la plus vaste – a visé, à partir d’avril 2015, Madagascar, la RDC, la RCA, le Mozambique, la Côte d’Ivoire et le Cameroun. 77 000 dollars (plus de 69 000 euros) de dépenses publicitaires et un dispositif de 100 comptes, pages, groupes Facebook et Instagram, russes ou localisés à Madagascar et au Mozambique, auraient été mis à contribution pour toucher près de 475 000 abonnés.

Exemple fourni par Facebook de contenu diffusé dans le cadre des campagnes découvertes par les équipes de Nathaniel Gleicher. © Facebook/2019
La deuxième a été détectée par des chercheurs de l’observatoire de l’internet, rattaché à l’Université californienne de Stanford. Elle a démarré en décembre 2018 via une vingtaine de comptes, dont certains appartenaient à des ressortissants égyptiens. Elle a visé la Libye et mobilisé quelque 10 000 dollars. Là aussi, les contenus ont circulé sur de fausses pages de médias créées pour l’occasion, rassemblant au total 250 000 abonnés. Étonnamment, les messages partagés faisaient tantôt l’éloge, tantôt la critique du maréchal Khalifa Haftar.

Exemple fourni par Facebook de contenu diffusé en Lybie. Traduction : "Première rencontre entre Haftar et Poutine à Moscou. Plusieurs sources ont fait état de la visite du commandant en chef de l'armée, le maréchal Khalifa Haftar, à Moscou, où il a rencontré le président russe Vladimir Poutine, pour discuter de l'évolution de la situation militaire et politique en Libye." © Facebook/2019
La troisième campagne a coûté 160 dollars en publicité. Elle a débuté à partir de juin 2014 via un dispositif de 40 comptes, pages et groupes visant le Soudan depuis la Russie, mais aussi d’authentiques comptes soudanais soupçonnés d’avoir été recrutés pour l’occasion. Elle a consisté à relayer des contenus provenant de l’agence d’information officielle Suna, ainsi que des articles de médias russes comme Sputnik News et Russia Today, traitant notamment des relations américano-soudanaises et russo-soudanaises.

Exemple de message fourni par Facebook de campagnes diffusé au Soudan. Traduction : "Yam Brands, la société propriétaire de la franchise KFC, a déclaré qu'elle avait l'intention d'ouvrir 3 succursales de sa franchise au Soudan. Le porte-parole de la société basée dans l'état américain du Kentucky, Takalaty Similiny, a publié un communiqué indiquant que les succursales sont actuellement en construction et ouvriront à la mi-novembre." © Facebook/2019.
Evgueni Prigojine à la manœuvre ?
« Nous avons lié ces trois campagnes au financier russe Evgueni Prigojine, qui a été précédemment visé par des sanctions américaines et lié à d’autres organisations engagées dans ce type de techniques, dont l’Internet Research Agency », accuse Nathaniel Gleicher.
Une enquête parue en juin 2015 dans le New York Times affirme que cette dernière agence, basée à Saint-Pétersbourg, est un organe financé par Evgueni Prigojine et dédié à la propagande russe sur internet. Présenté comme un proche de Vladimir Poutine, l’homme d’affaires est également soupçonné de diriger plusieurs sociétés en Centrafrique.
Précédents
La communication de Facebook autour de ces trois cas s’inscrit dans la lutte que l’entreprise, entachée par le scandale Cambridge Analytica, entend mener contre les fakes news et pour une meilleure gestion des données personnelles des utilisateurs de ses différentes plateformes.
Lundi 21 octobre, la firme californienne avait déjà annoncé avoir supprimé des dizaines de comptes, pages et groupes opérés depuis la Russie et l’Iran, accusés de mener des campagnes de manipulation de l’opinion publique en vue de la prochaine campagne électorale américaine de 2020. Ces derniers auraient été capables de toucher en tout 250 000 abonnés.
Mi-mai, les équipes de Mark Zuckerberg avaient également annoncé la suppression de 265 pages et comptes liés à Archimedes Group, une société israélienne, pour le même type d’agissement au Nigeria, au Sénégal, au Togo, en Angola, au Niger et en Tunisie.
L’impact réel de ces tentatives de manipulation de l’opinion reste difficile à évaluer, mais celles-ci s’inscrivent presque à chaque fois dans un contexte politique et diplomatique déjà tendu.