Économie

Au Kenya, le plafonnement des taux d’intérêt oppose le Parlement au président Uhuru Kenyatta

Depuis trois ans, les taux d’intérêt des prêts bancaires sont plafonnés. La mesure, combattue depuis le début par les banques, affiche un bilan décevant d’après le FMI. Le président Uhuru Kenyatta veut supprimer ce plafond, quitte à affronter une fronde parlementaire.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:12

Le quartier d’affaires de Nairobi, au Kenya. © Claudia Lacave

Le président Uhuru Kenyatta a donné son avis sur la loi de finances 2019/2020 : le plafond imposé aux banques sur les taux d’intérêt des prêts commerciaux doit être supprimé.

Son mémorandum, envoyé le 17 octobre au Parlement, reproche à la loi, qu’il soutenait à l’époque, de ne pas avoir atteint son objectif d’élargir l’accès au crédit.

Le Parlement peut maintenant proposer un plafond plus élevé, l’annuler complètement ou s’opposer au gouvernement et au Trésor si 2/3 des membres votent pour ignorer le mémorandum. Aden Duale, chef de la majorité à l’Assemblée nationale, a déclaré qu’une décision serait prise d’ici la fin du mois.

Reprendre le contrôle des taux d’intérêt

En 2016, un an avant les élections générales, le président Kenyatta signait cette loi bancaire qui fixe une limite aux taux d’intérêt des prêts commerciaux à 4 % au-dessus de l’indice de référence de la banque centrale (qui est aujourd’hui à 9 %) et une rémunération des dépôts des épargnants à 70 % minimum de l’indice de référence.

Avant l’entrée en vigueur de la loi en septembre 2016, les taux d’intérêt variaient de mois en mois autour d’une moyenne de 18 %, atteignant parfois 45 %. « Quand le taux change tous les mois, les gens n’ont pas confiance dans la banque et ils vont emprunter ailleurs », explique James O’Maroro, consultant qui a été économiste pour différents ministères kenyans pendant plus de 30 ans. Régulièrement, les emprunteurs en retard se retrouvaient avec un total d’intérêt supérieur à la somme initiale.

C’est la troisième fois en trois ans que le gouvernement tente de revenir sur cette mesure. Une indécision du législateur que James O’Maroro déplore : « Pour une politique de cette ampleur il faut regarder les effets à long terme, sur 5 à 10 ans ».

Le FMI et les banques font de la résistance

Mais le président Kenyatta et les banques s’appuient sur une étude d’impact du Fond monétaire international (FMI) de mai 2019 intitulée Do Interest Rate Controls Work? Evidence from Kenya (« Est-ce que le contrôle des taux d’intérêt fonctionne ? Le cas du Kenya »), qui affirme que suite à ce contrôle, « le plus drastique jamais imposé », le nombre d’emprunteurs a diminué de 27 % alors que la taille des prêts a augmenté de 47 %.

Dès 2016, les banques ont décrié cette mesure, alléguant que le plafond les empêcherait de tarifer le risque des emprunts. De fait, « le plafond a un effet sur les marges de profits des banques. Elles doivent faire vraiment attention à connaître le client pour être sûres d’être remboursées », analyse James O’Maroro.

Les institutions financières ont réussi à dérouter les faibles revenus grâce à des conditions d’accès au crédit inatteignables, listes de documents à fournir et lenteurs administratives. « Les banques essayent de prouver que ce plafond ne marche pas et qu’il faut l’enlever », analyse James O’Maroro. Et les micro, petites et moyennes entreprises (SMEs en anglais, voir graphique ci-dessous) se sont alors tournées vers le marché informel pour accéder facilement à des prêts de petites sommes. Leur stock d’emprunts bancaires a chuté de 10 % en 2017, quand l’association des banques kényanes (KBA) affirme qu’il augmentait de 15 % par ans auparavant.

Encours des crédits par type d'emprunteur © Source : FMI et Banque centrale du Kenya

Encours des crédits par type d'emprunteur © Source : FMI et Banque centrale du Kenya

 

Une limitation qui n’a jamais protégé les plus faibles

Mais cette réaction n’est pas nécessairement liée à l’imposition du plafond sur les taux d’intérêt. Dans un pays où près de la moitié du PIB circule via des applications de paiement mobile, où plus de 4 millions de personnes ont utilisé une application de prêt sur mobile comme Jumo ou M-Shwari en 2019, les transactions digitales représentent une facilité pour les petits commerces et une solution de recours pour ceux éloignés du système bancaire.

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Or le plafond des taux d’intérêt ne protège pas les utilisateurs des crédits digitaux. Sur les applications mobiles où se négocient surtout des prêts à court terme, les taux d’intérêt n’ont plus de limites.

Parallèlement, les banques, via la KBA, plaident leur sincère coopération en citant différents programmes de soutien à la microfinance et à la formation des micro-entrepreneurs.

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De nombreux parlementaires et analystes pointent une autre raison à la baisse des crédits privés : les emprunts d’État ont considérablement augmenté ces trois dernières années (25 % de plus entre septembre 2016 et septembre 2017, d’après le FMI), bien que les taux d’intérêt n’aient pas beaucoup baissé.

Avec la réduction de leurs marges de profits, les banques préfèrent orienter leurs fonds vers des titres d’États, moins risqués. Le risque d’effet d’éviction a trouvé un relai chez le parlementaire d’opposition John Mbadi, qui a exhorté le gouvernement à « stopper son appétit pour les prêts, surtout de la part des prêteurs locaux. » De fait le rapport du FMI témoigne d’une hausse soutenue du crédit accordé au secteur public (« Total public sector », dans le graphique ci-dessous) depuis 2016, quand les crédits aux ménages (« domestic credit ») et aux entreprises (« private sector ») stagnaient.

Encours des crédits par secteur © Source : FMI et Banque centrale du Kenya

Encours des crédits par secteur © Source : FMI et Banque centrale du Kenya

« Théoriquement, le plafond des intérêt est une bonne chose car il est prévisible, vous savez quels vont être les intérêts », détaille James O’Maroror. Il permet aux emprunteurs de récupérer un peu de pouvoir dans la négociation financière. Mais il n’a jamais concerné les vibanda, ces microcommerces de rue qui n’empruntent qu’à hauteur de quelques milliers de shillings kényans.