C’est désormais le rendez-vous annuel incontournable des artistes, des galeries, des collectionneurs et des amateurs d’art africain contemporain : pour la septième année consécutive, la foire 1-54 occupe pour trois jours la quasi-totalité de Somerset House (Londres, 3-6 cotobre 2019), sur les rives de la Tamise.
Crée par la Marocaine Touria El Glaoui, cet événement marchand qui se produit trois fois l’an (New York et Marrakech accueillent chacune une édition en mai et février respectivement) réussit la plupart du temps à dépasser sa fonction première – permettre à des collectionneurs d’acquérir des œuvres d’artistes peu exposés dans leur propre pays comme à l’international – pour offrir aux visiteurs un panorama vivant et mouvant de la création en Afrique et dans sa diaspora.
Fil multicolore

© Smac Gallery
Couleurs, matières, pratiques, regards, philosophies, rapports au passé, au présent et à l’avenir : les artistes rassemblés ici disent la richesse et la variété d’un continent qui ne peut plus s’envisager au singulier. Pour cette septième édition comme pour les précédentes, chacun pourra suivre son propre cheminement, se déplaçant sans difficulté d’un univers à un autre dans les différentes salles de Somerset House. Mais peut-être est-il possible de proposer, dans ce labyrinthe enthousiasmant, de suivre un fil, non pas rouge mais multicolore, ce fil qui relie entre elles nombre d’œuvres où le tissu sert de matière première à la création.
Wax et Kanga
Personne ne sera surpris de retrouver sur sa terre d’élection le plasticien nigérian Yinka Shonibare (Galerie James Cohan), qui propose avec « The American Library Collection » une bibliothèque où toutes les couvertures de livres ont été recouvertes de wax. Il s’agit là de sa marque de fabrique : utiliser le batik d’origine indonésienne revu et corrigé par les Hollandais et massivement consommé en Afrique pour réécrire à sa manière l’histoire de l’art occidentale.

The American Library Collection - Yinka Shonibare © DR
Sur un terrain similaire, sa compatriote Peju Alatise s’intéresse elle aussi de près à ce wax, aujourd’hui massivement produit en Chine. Dans une grande installation présentée à la galerie Sulger-Buel, elle associe les motifs colorés du wax à la crudité nue de statuettes de terre.
Le titre de l’œuvre résume à lui seul son propos : « If Nigeria do not wear her cloth, she deserves to go naked ». L’intention est sans nul doute politique, comme l’est encore plus celle du Sud-Africain Lawrence Lemaoana (Galerie Afronova), qui travaille sur le kanga, un tissu traditionnel.
Si l’Afrique du Sud dispose d’une des meilleures constitutions au monde, la réalité du quotidien est bien différente
« Lors de son procès pour viol, l’ancien président sud-africain Jacob Zuma a déclaré que le kanga que portait la plaignante signifiait pour lui son assentiment, rappelle l’artiste. Pour ma part, je brode des phrases sur des kangas aux couleurs de l’African National Congress, en creusant l’idée que si l’Afrique du Sud dispose d’une des meilleures constitutions au monde, la réalité du quotidien est bien différente. » Jouant sur la proximité des termes « text » et « textile », il brode et coud des pièces qui dénaturent ou font écho à des slogans propagandistes.
Ainsi peut-on lire sur ce fameux tissu siglé ANC le titre d’une chanson de Nina Simone, « I put a spell on you » ou encore « Fools multiply when wise men are silent ».

Jealousy is Freedom for Fools - Lawrence Lemaoana © DR
Laine et Jacquard
Le caractère violent de la société sud-africaine est bien sûr présent dans d’autres œuvres qui font la part belle au tissu. Les sculptures de Mary Sibande présentées à Somerset House jusqu’au 5 janvier 2020 (« I came Apart at the Seams ») racontent l’époque de l’apartheid, sa chute et les désillusions du présent avec des vêtements de couleurs vives : le bleu pour l’époque où les Noirs étaient réduits à l’état de domestiques, le violet pour le temps de la lutte et le rouge pour le temps de la colère…
À sa manière, la jeune Sud-Africaine Michaela Younge (Galerie Smith) explore elle aussi la violence à l’oeuvre dans sa société : ses tableaux réalisés en laine montrent des scènes riches de détails, dérangeantes, où l’humour côtoie la cruauté.

Equine Peep Show - Michaela Younge © DR
Bien d’autres artistes encore utilisent le tissu, la laine ou le fil dans leurs créations, à l’instar du Malien Abdoulaye Konaté (« Gouttes rouges »), de la Marocaine Amina Agueznay (« Construction series »), de l’anglais Zak Ové (« Heaven ») ou de l’Australo-Nigériane Nnenna Okore qui explore les cycles de la vie et de la mort avec sa très belle fleur noire baptisée « Okilikili ». Et dans la diaspora, notamment africaine-américaine, le tissu est aussi utilisé pour évoquer la condition noire aux États-Unis.
L’art aurait-il commencé quand nous avons décidé de nous habiller ?
Adebunmi Gbadebo crée ainsi des « documents » chargés d’histoire à partir d’un mélange de coton, de cheveux humains récoltés chez des barbiers et coiffeurs noirs, de la teinture indigo, du denim, autant d’éléments porteurs de sens (« True Blue : 18th hole installation I », Galerie Claire Oliver).
Quant à l’Américain Noel Anderson (Galerie Anne de Villepoix), il déconstruit les images de la virilité et du succès – ici représentées par le basketteur star Michael Jordan – telles que colportées par les médias en les distordant et en les reproduisant en tapisseries de jacquard. Exposé à partir du 11 octobre au Hunter Museum, cet artiste originaire de Louisville travaille de la même façon avec des images symboliques ou peu diffusées de la lutte des Africains-Américains pour les droits civique.

Anderson © DR
Les habits de l’art
Tisser le monde, le découdre pour mieux le recoudre, le rapiécer, le draper de couleur ou l’envelopper d’un linceul, les démarches se répondent les unes aux autres mais elles ont toutes une même origine : ces vêtements, ces tissus que nous portons tous, d’où que nous venions, pour protéger cette peau si fragile qui nous distingue de la plupart des animaux. L’art aurait-il commencé quand nous avons décidé de nous habiller ?