Politique

Présidentielle en Tunisie : pourquoi Ennahdha soutient Kaïs Saïed pour le second tour

Une semaine après le premier tour de l’élection présidentielle, la Choura d’Ennahdha – le conseil consultatif du parti islamiste – a annoncé son soutien à Kaïs Saïed, le candidat arrivé en tête. Quelle stratégie sous-tend cette décision ? Analyse.

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Par - à Tunis
Mis à jour le 24 septembre 2019 à 14:35

Kaïs Saïed, vainqueur du premier tour de l’élection présidentielle tunisienne, mardi 17 septembre 2019 à Tunis. © Mosa’ab Elshamy/AP/SIPA

Cette prise de position était très attendue après l’échec de la formation de porter à Carthage son propre candidat, Abdelfattah Mourou – une première pour le parti, qui ne s’était jamais frotté au scrutin présidentiel et centrait son influence sur l’Assemblée, en étant le plus important promoteur du régime semi-parlementaire adopté par la Tunisie en 2014. L’appui apporté à Kaïs Saïed, un indépendant qui refuse le soutien des partis, était probable, bien qu’Ennahdha se soit abstenu de choisir ouvertement un candidat lors du scrutin présidentiel de 2014.

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Ennahdha, par cette décision de la Choura, se prononce publiquement sur la bataille du second tour. Les observateurs se souviennent que Rached Ghannouchi, le président de la formation, évoquant il y a quelques mois l’élection présidentielle, avait assuré qu’Ennahdha cherchait son « oiseau rare ». La formation au référentiel islamique estime désormais que Kaïs Saïed est son candidat désigné.

« Nous n’avions pas le choix, explique à Jeune Afrique Samir Dilou, député et ex-directeur de campagne d’Abdelfattah Mourou. Ces élections sont un peu spéciales. Le contexte est inédit, puisqu’il n’y a pas eu de tractations préalables pour le report de voix. Finalement, ne pas choisir serait revenu à faire un choix. Nous avons préféré soutenir un homme, mais pas un programme. »

S’assurer une majorité

La décision était attendue depuis plusieurs jours. Le parti, dont les membres parlent généralement d’une seule voix après concertation collective, avait dérogé à ses habitudes. Ajmi Lourimi, l’un de ses dirigeants, avait ainsi devancé l’annonce officielle de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) en précisant sur les réseaux sociaux que « les aspirations des membres d’Ennahdha ne sont pas loin des aspirations de la rue tunisienne ».

D’autres avaient été moins sibyllins. Le député Amer Larayedh, de même que les anciens ministres Mohamed Ben Salem et Abdellatif Mekki, avaient ainsi estimé il y a plusieurs mois que Kaïs Saïed pouvait faire l’unanimité au sein d’Ennahdha, et lui avaient apporté leur soutien personnel. « J’estime que Saïed a la capacité de rassembler les gens et qu’il respecte les dispositions de la Constitution, même si c’est le Conseil de la Choura qui prendra la décision finale », justifiait également Oussama Sghaïer, député nahdhaoui des Tunisiens de l’étranger.

Dans le contexte actuel, ce n’est plus l’expérience qui fait le poids ou l’influence. La donne a complètement changé

Le profil de Kaïs Saïed convient à Ennahdha. En effet, celui qui est réputé ultra conservateur et intègre pourra difficilement contrecarrer les projets de la formation, qui compte sur son bon score aux législatives afin de peser sur de futures alliances. Les soutiens au candidat hors Ennahdha – Mourou, en troisième position, a remporté 12,9 % des suffrages – représentent au total 22 % des voix exprimées – auxquels s’ajoutent les 18,4 % obtenus directement par Kaïs Saïed.

L’extrapolation de l’effet de ce premier tour de la présidentielle sur les législatives semble assurer tous ces courants d’obtenir des sièges dans l’hémicycle. En se positionnant aux côtés de Kaïs Saïed, Ennahdha semble vouloir s’assurer de faire partie d’une majorité qui sera en mesure de gouverner. « Dans le contexte actuel, ce n’est plus l’expérience qui fait le poids ou l’influence. La donne a complètement changé », admet Samir Dilou.

Préserver ses bases

L’appui à Kaïs Saïed sauve également Ennahdha du tsunami électoral qui a emporté de nombreuses formations politiques établies, tels Nidaa et Tahya Tounes, ou encore le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi. Il lui permet par ailleurs de compenser sa perte d’influence, et de satisfaire les militants et membres du parti à la colombe qui remettent en question la gouvernance et le leadership de Rached Ghannouchi.

« L’orientation de la grande majorité de la Choura a été d’aller vers celui qui est le plus proche des valeurs et de la continuité de la révolution », confirme le parlementaire Naoufel Jemmali. Une position qui, selon ce dernier, facilitera le choix aux bases du parti. Une stratégie qui permet aussi à Ennahdha, traversée par une sérieuse crise interne et qui a perdu 1,2 million d’électeurs depuis le scrutin pour la Constituante de 2011, de mobiliser autour de lui pour les élections législatives du 6 octobre.

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Tout cela confirme que Kaïs Saïed est devenu l’homme le plus courtisé de Tunisie. L’indépendant, qui tient à distance les partis et fait campagne sans soutien officiel, voit les appuis se multiplier depuis son succès au premier tour. La plupart de ces ralliements proviennent de la sphère islamiste ou conservatrice. Parmi eux, on retrouve la tendance nationaliste arabe représentée par le traditionaliste Lotfi Mraihi, président de l’Union populaire républicaine (UPR), mais aussi des candidats malheureux du scrutin, comme l’écrivain Safi Saïd (arrivé sixième avec 7,1 % des suffrages), l’ancien président de la République Moncef Marzouki, l’ex-leader d’Ennahdha et ancien chef du gouvernement Hamadi Jebali, ou encore, de façon plus surprenante, le syndicaliste Lassaad Yacoubi.

Kaïs Saïed compte également parmi ses soutiens quelques islamistes radicaux, dont l’objectif est de préserver les acquis de la révolution et de renforcer l’identité arabo-musulmane du pays, à l’image de l’avocat Seifeddine Makhlouf, qui se présente aux législatives à la tête de la Coalition Al Karama, de Hachemi Hamdi, fondateur du parti El Mahaba, ou encore d’Imed Dghij, leader des milices de la Ligue de protection de la révolution (LPR).