S’il ne fallait retenir qu’une date autre que celle de la chute du régime de Ben Ali le 14 janvier 2011, ce serait celle du premier tour de l’élection présidentielle du 15 septembre 2019. Le duel final, non encore fixé, opposera, selon les résultats préliminaires, Kaïs Saïed et Nabil Karoui. Ce coup de théâtre issu des urnes est un revers pour l’establishment politique, qui n’a pas pris en compte l’émergence de ces deux outsiders, pourtant régulièrement annoncée par les sondages depuis janvier 2019.
La victoire de deux candidats déclarés « anti-système » au second tour est aussi le symptôme de l’échec d’une gouvernance approximative et souligne l’ampleur de la fracture entre politiques et citoyens. Un véritable tsunami, qui bouleverse toutes les attentes et les prévisions, si bien que les partis devront intégrer rapidement cette nouvelle donne en vue des législatives du 6 octobre prochain. Intercalées entre les deux tours de la présidentielle, elles semblent faire partie du même processus et prennent l’allure d’un tour supplémentaire – et inédit – dans la course à Carthage.
Les politiques sont avertis : les Tunisiens, en sanctionnant la classe politique apparue depuis 2011 ainsi que celle qui l’a précédée, ont fait le 15 septembre une révolution pacifique par les urnes. Difficile dans ce cas pour les partis de survivre à une tendance forte qu’ils qualifient de « populiste », à moins de se remettre en question.
• La forte abstention, fruit du rejet et de la lassitude

Dans un bureau de vote lors de la présidentielle en Tunisie, le dimanche 15 septembre 2019. © Mosa’ab Elshamy/AP/SIPA
54,9 % du corps électoral ne s’est pas rendu aux urnes – contre 37,1 % pour le premier tour de la présidentielle de 2014. Pourtant, avec 26 candidats, le choix ne manquait pas.
Cette abstention, qui se profilait en filigrane malgré l’enregistrement de 1,5 million de nouveaux électeurs, exprime d’abord un rejet des propositions et de la classe politique actuelle. Elle est aussi le symptôme de la lassitude des Tunisiens, plus préoccupés par leur pouvoir d’achat et les conséquences de la crise économique que par les querelles partisanes.
La campagne officielle, qui a débuté le 2 septembre, avait démarré de manière officieuse depuis de longs mois et avait fini par court-circuiter les problèmes sociaux et économiques. « Comment abaisser le prix du kilo de pommes de terre qui est à deux dinars est plus important que les programmes abstraits qu’exposent les candidats », commente ainsi un militant de la coalition d’El Karama.
L’ampleur de cette sanction aurait peut-être pu être moindre si le changement de calendrier électoral avait été accompagné par une campagne de soutien au vote, diligentée par l’Instance indépendante supérieure des élections (Isie).
Autre facteur d’explication avancé : certains électeurs réservent leur voix pour le second tour. Cependant, si ce score est réédité pour les législatives et le second tour de la présidentielle, la prochaine mandature débutera sous le sceau de l’instabilité par manque de représentativité.
• Qui sont les électeurs de Kaïs Saïed et Nabil Karoui ?

Le candidat indépendant Kaïs Saïed embrassant le drapeau tunisien à son QG de campagne, dimanche 15 septembre 2019 à Tunis. © Camille Lafrance pour JA.
Les deux candidats arrivés en tête selon les résultats préliminaires avaient axé depuis plus de deux ans leur positionnement politique sur une proximité affichée avec les citoyens marginalisés. Ils ont visiblement recueilli les fruits de leur semis.
Le juriste Kaies Saied a joué la carte des jeunes, face auxquels il a souvent animé des conférences sur la Constitution et les modifications qu’il compte apporter au régime. Selon les chiffres d’un sondage réalisé à la sortie des urnes par le cabinat Sigma conseil, 24,7 % de ses électeurs sont issus de la frange la plus cultivée, et 20,6 % ont un niveau d’études secondaires.

Une militante de Nabil Karoui, candidat à la présidentielle en Tunisie, lors d'un meeting le 13 septembre 2019. © Hassene Dridi/AP/SIPA
À l’inverse, Nabil Karoui remporterait selon ces mêmes chiffres 29,6% des voix parmi ceux qui ont un niveau d’études primaires, mais ferait un carton auprès des femmes de plus de 40 ans issues de milieu démunis, dont il aurait recueilli 30 % des suffrages. Une population qui a été son cœur de cible, notamment via l’aide humanitaire prodiguée par l’association « Khalil Tounes».
Cependant, contrairement au scrutin de 2014, l’électorat féminin – qui avait assuré le succès de Béji Caïd Essebsi avec plus d’un million de voix – , s’est fortement abstenu pour le cru 2019.
• La désillusion pour la benaliste Abir Moussi

Abir Moussi à son bureau, dans le quartier de Montplaisir, à Tunis. © Ons Abid pour JA
Depuis 2016, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), se prépare à la course pour Carthage. Durant plusieurs mois, elle n’a pas ménagé ses efforts et semblait pouvoir compter sur le plébiscite des nostalgiques de l’ancien système, dont elle se veut la représentante, et comptait également capitaliser dans les urnes sur son hostilité affichée aux islamistes.
L’avocate et ancienne Secrétaire générale adjointe chargée de la femme auprès du parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), n’a finalement obtenu que 5,1% des voix ; bien en deçà du score qu’elle pouvait escompter au vu de sa popularité supposée.
Sa désillusion est d’autant plus grande que sa victoire aurait été une première dans le monde arabe. Un argument avancé par ceux qui considèrent qu’elle n’a pu franchir le plafond de verre qui empêche les femmes d’accéder à des postes au sommet de l’État. « Dans l’isoloir, on se souvient qu’elle n’est pas un homme », assure ainsi Faouzi, un médecin qui a rejoint la candidate, séduit par ses promesses d’un retour du respect de la loi et de l’ordre.
• Un camouflet pour Ennahdha

Abdelfattah Mourou, candidat d'Ennahdha, mettant son bulletin dans l'urne sous le regard des caméras, dimanche 15 septembre 2019 (image d'illustration). © Mosa’ab Elshamy/AP/SIPA
Avec 11 % des voix – selon le sondage de Sigma conseil à la sortie des urnes – Abdelfattah Mourou s’octroie la troisième place d’un podium où il n’y a que deux vainqueurs. La position la plus difficile pour un compétiteur. Mais les 4,5 points d’écart avec Nabil Karoui ne laissent aucun doute sur la défaite du candidat du parti Ennahdha. C’est un camouflet pour la formation – qui se définit comme musulmano-démocrate – , qui ne s’était auparavant jamais essayée à promouvoir son propre candidat à Carthage.
Cet échec ravive les anciennes blessures internes au parti, dont le président Rached Ghannouchi fait l’objet de reproches implicites pour avoir voulu imposer un challenger extérieur plutôt que de promouvoir un poulain issu de ses rangs. Le bilan de cette déconfiture subie par le parti qui était incontournable depuis 2011 sera l’un moments forts du prochain Congrès d’Ennahdha, qui devrait se tenir en octobre 2020.
Les législatives à venir permettront de mesurer réellement l’ampleur de la chute d’Ennahdha qui, en huit ans et quatre scrutins, a perdu en cumulé 1,5 million de voix. Le parti fort du pays devra revoir sa stratégie d’alliance et de consensus, d’autant que le régime parlementaire qu’il a imposé est sévèrement critiqué pour l’immobilisme qu’il a engendré.
• Youssef Chahed, le grand perdant

Yousseh Chahed au bureau de vote de La Marsa, près de Tunis, le dimanche 15 septembre 2019. © Riadh Dridi/AP/SIPA
À son arrivée à la tête du gouvernement, il y a trois ans, Youssef Chahed bénéficiait d’un important capital sympathie qu’il a dilapidé au fur et mesure de l’augmentation du coût de la vie, d’une dégradation générale de la situation économique et sociale et des promesses non tenues. Le chef du gouvernement sortant n’aura pourtant rien vu venir, tant il était certain de sa victoire.
« Il a fait de sa campagne un show à l’américaine, avec la complicité de médias à sa solde, sans une once d’humilité ou d’écoute », constate un habitant de Sousse qui lui reproche de s’être positionné comme « victime de ses prédécesseurs, de la conjoncture, des médias et de ses rivaux ».
Au fil des semaines, les pratiques et les méthodes de Youssef Chahed étaient de plus en plus critiquées, au point que certains assimilaient son éventuelle victoire à l’avènement d’une nouvelle dictature.
Pour nombre d’observateurs, Chahed ne s’est en outre pas donné le temps nécessaire à une réelle maturation politique et semblait interagir avec le pouvoir comme si c’était un jeu.
Grand perdant de ce premier tour – ce qui ne l’a pas empêché de réintégrer son poste au gouvernement après en avoir confié l’intérim à un membre de son gouvernement le temps de la campagne électorale – , cette cuisante défaite lui promet un éventuel retour en politique difficile.
• L’avenir de Tahya Tounes dans la balance

Le chef du gouvernement Youssef Chahed, s'exprimant lors du congrès constitutif de Tahya Tounes, mercredi 1er mai 2019. © Ons Abid pour JA.
L’effondrement de Youssef Chahed, qui est aussi son président, remet en question le devenir même de Tahya Tounes. Le parti, créé à partir d’un groupe parlementaire formé de dissidents d’autres formations, a eu son mot à dire à l’Assemblée et a su exploiter le soutien apporté par Ennahdha pour « préserver la stabilité gouvernementale ». Mais pour les législatives, Tahya Tounes aura du mal à se défaire des inimitiés que génère son leader.
« Ils confondent groupe de copains et boys band avec les activités d’un parti », déplore ainsi Amar, un électeur qui avait d’abord été séduit par la rigueur de la formation lors de son lancement. « Ce n’était que de la façade pour travailler aux intérêts des uns et des autres », poursuit ce militant qui a quitté la formation suite à un désaccord sur les listes législatives.
Pour ce scrutin Tahya Tounes reverra ses ambitions à la baisse et devra, pour sa survie, apprendre à composer avec d’autres courants politiques. Au risque d’être balayé sous effet du nomadisme qui prévaut chez le personnel politique.