La Tunisie n’est pas le seul pays dont la dette est préoccupante. Mais le sujet y est particulièrement sensible car, il y a cent-cinquante ans, en juillet 1869, le déficit tunisien a servi de prétexte à la mise en place de la Commission financière internationale chargée de rembourser les créanciers européens (France, Grande-Bretagne et Italie).
Une « mise sous tutelle en bonne et due forme des finances tunisiennes », écrit l’historienne Sophie Bessis dans son ouvrage Histoire de la Tunisie – De Carthage à nos jours (ed. Tallandier), qui débouchera sur le protectorat français. Un siècle et demi plus tard, alors que la dette tunisienne extérieure ne cesse de se creuser, la situation est-elle comparable ?
« Elle l’est et cela m’inquiète, assurait, le 28 août devant la presse étrangère, Moncef Marzouki, ancien président et alors encore candidat au poste de chef de l’État. L’histoire se répète. Ils [les créanciers] vont envoyer quelqu’un, comme à l’époque du Bey, pour gérer l’impossibilité de payer la dette. C’est d’abord l’intrusion des financiers, puis des politiques pour mettre en place un État colonisé. » Dans des termes moins directs, de nombreux candidats ont pointé les caisses vides pour appeler les électeurs « à sortir les sortants ».
De l’endettement au protectorat
Un premier coup d’œil aux chiffres étayerait cette thèse. En 1869, la dette annuelle de la Tunisie s’élève entre 150 et 161 millions de francs, ce qui représente entre 589 et 633 millions d’euros actuels, d’après l’INSEE. En 2018, la dette publique atteignait 22 milliards d’euros (soit 35 fois plus qu’en 1869), dont 70 % sont aux mains de créanciers étrangers…
Aujourd’hui, je vois mal les canonnières françaises, américaines ou de la Banque mondiale débarquer dans le golfe de Tunis
« En histoire, comparaison n’est pas raison, rappelle d’emblée et fermement Sophie Bessis. Même si la dette actuelle est préoccupante, nous ne sommes pas à la veille d’une recolonisation. Je vois mal les canonnières françaises, américaines ou de la Banque mondiale débarquer dans le golfe de Tunis. »
Dans son livre, la chercheuse précise ainsi que la moitié des revenus de la Régence allait au « comité de contrôle de la Commission, qui les affecte au service de la dette qui a été consolidée ». Or, en 2018, le service de la dette extérieure représentait moins de 20 % des recettes fiscales, selon la revue de la conjoncture économique.
Entre 1869 à 2019, cinq similitudes
Faut-il y voir une exagération liée au climat de la campagne électorale ? Pas tout à fait, nuance Tarak Bouacida. L’économiste, qui s’est penché sur l’histoire économique tunisienne au XIXe siècle – notamment pour le compte du Tunisian Think Tank – , remarque d’abord que la comparaison des chiffres bruts n’a pas de sens. La Régence ne gérait qu’une fraction des fonctions régaliennes – sécurité, bureaucratie et une partie de la justice – de l’État actuel. « Selon mes calculs, à la fin du XIXe siècle, les dépenses du pouvoir tunisien ne représentaient que 20 % des dépenses de l’État d’aujourd’hui », explique Bouacida.
Le spécialiste note cependant cinq similitudes qui rendraient la comparaison pertinente entre les deux périodes : le poids des réformes politiques dans la crise financière, la corruption, le manque de compétitivité de l’économie, l’explosion de la dette et l’importance des bailleurs de fonds.
Dans les années 1860, la Tunisie se lance dans de grandes réformes coûteuses provoquant une hausse des taxes, au point que l’historien de l’économie Abdelmajid Guelmani, citée par Sophie Bessis, dénonce une « fiscalocratie ». À partir de 2011, la décision des nouvelles autorités d’embaucher massivement dans la fonction publique pèse sur les finances : la masse salariale publique représente, en 2018, quasiment la moitié du budget de l’État, hors service de la dette.
Taxes et dettes à la hausse
La corruption marque également les deux périodes. Tarak Bouacida cite le cas de Mahmoud Ben Ayed qui, en 1840, s’est enfui en France, emportant avec lui l’équivalent d’une fois et demi le budget de l’État. Est-il besoin de rappeler que les malversations du clan Ben Ali-Trabelsi ont été l’une des causes du soulèvement de 2010-2011 ? Près d’une décennie plus tard, la corruption, plus diffuse, n’a pas disparu. La Tunisie se place au 73e rang sur 180 pays dans l’Indice mondial de perception de la corruption, réalisée par l’Organisation non gouvernementale Transparency International.
« En cent-cinquante ans, la Tunisie n’a toujours pas réussi à modeler une économie compétitive. Au XIXe siècle, pour combler les déficits, les autorités avaient mis en place une taxation sur les produits tunisiens exportés. Ainsi, les ventes de chechias (couvre-chefs traditionnels) à l’étranger ont alors été divisées par dix », rappelle l’historien. La situation n’est plus aussi ubuesque aujourd’hui, mais Tarak Bouacida voit dans certaines réglementations administratives (difficulté d’importer, règles de change, etc.) « une vision vieillotte qui empêche le pays d’être compétitif ».
Durant les deux périodes, la dette a explosé très rapidement, bien qu’en des proportions différentes. La dette a été multipliée par 13,4 entre 1860 et 1869. Entre 2010 et 2018, elle n’a fait que doubler en pourcentage du PIB, « mais la dette, en pourcentage du PIB, avait baissé entre 1990 et 2011, selon une étude du FMI en 2010. Le choc a donc été brutal », précise Tarak Bouacida.
Après les colonisateurs, le FMI et la Banque mondiale ?
Reste la très sensible question de l’influence étrangère. La crise financière de la Tunisie a débouché sur la colonisation qui, écrit Sophie Bessis, « n’a eu d’autre but que l’exploitation des territoires conquis puis occupés ». C’est pour cela que l’historienne refuse la comparaison : les terres tunisiennes ne sont pas menacées par les créanciers du XXIe siècle. Le FMI, au titre du mécanisme élargi de crédit, est prêt à verser 2,8 milliards de dollars sur la période 2016-2020, en contrepartie de réformes structurelles libérales fortes (baisse de l’emploi public, réduction drastique des dépenses de l’État, etc.).
Ces conditions n’ont rien à voir avec les diktats imposés par le comptoir d’Escompte de Paris et les autres créanciers du XIXe siècle. À l’époque, les taux d’intérêt de la dette tunisienne s’élevaient en moyenne à 12 %, selon les calculs de Tarak Bouacida – contre environ 2 % pour le FMI. Le remboursement annuel de l’intérêt de la dette, avant sa consolidation par la Commission financière internationale, était de 19,3 millions de francs, alors que le revenu de la Régence tournait autour de 12 millions de francs…
Si l’économie s’écroule, les Tunisiens continueront-ils à jouer le jeu de la démocratie ?
« Au XIXe siècle, les bailleurs de fonds avaient la colonisation en tête, ce n’est pas le cas du FMI ou de la Banque mondiale. On peut ne pas être d’accord avec leur idéologie libérale, mais les créanciers d’aujourd’hui pensent vraiment que leurs réformes peuvent améliorer la vie des Tunisiens », analyse Tarak Bouacida, pour qui la situation est maintenant plus complexe mais moins désespérée.
Pour l’économiste, le risque n’est pas une recolonisation politique, mais la disparition de la démocratie : « Si l’économie du pays continue de s’enfoncer dans la médiocrité, le risque est très sérieux. Quelles raisons auraient les Tunisiens à jouer le jeu de la démocratie ? »