« Nous jouons gros dans cette élection présidentielle », affirme Baccar Gherib. À 51 ans, cet historien de la pensée économique et politique, auteur de nombreuses réflexions sur la gauche tunisienne, fait un état des lieux de l’après-Béji Caïd Essebsi. L’ex-doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba, proche des milieux syndicalistes et ancien membre du bureau politique du parti de gauche Ettajdid (actuel Massar), exprime également ses inquiétudes sur le prochain mandat et la nouvelle configuration du paysage politique qui s’esquisse.
Jeune Afrique : Comment évaluez-vous la campagne électorale pour la présidentielle, à quelques jours du cinquième scrutin libre depuis 2011 ?
Baccar Gherib : Elle est assez inquiétante. Du moins pour tous ceux qui se positionnent, comme moi, dans le camp progressiste et démocrate qui, pour l’instant, est divisé et comprend un foisonnement de candidatures et de luttes fratricides en son sein. Le camp de l’islam politique, porteur du rêve d’une revanche historique par rapport à 1956, votera pour sa part vraisemblablement de manière assez disciplinée pour le candidat d’Ennahdha. Mais il est doublé, sur sa droite, par les dérivés de la formation du Congrès pour la République (CPR) et, surtout, par Kaïs Saïed, qui incarnerait, lui, une fidélité absolue à l’esprit de la révolution et donc la volonté de rupture radicale avec le « système corrompu » actuel.
Par ailleurs, on assiste, avec le parti d’Abir Moussi, à la montée en puissance de forces contre-révolutionnaires, nostalgiques de Ben Ali. Et, pour couronner le tout, à l’irruption de forces de l’argent et des médias avec Nabil Karoui, fondateur de la chaîne Nessma TV, qui est crédité de bons scores dans les sondages. Le tableau est loin d’être réjouissant. Nous jouons gros dans cette élection présidentielle.
Le décès de Béji Caïd Essebsi a-t-il occulté le bilan du dernier mandat présidentiel ?
Comme le président sortant est décédé deux mois avant la fin de son mandat et n’a pas désigné expressément d’héritier, il est logique que la campagne actuelle ne se fasse pas sur le bilan du dernier mandat. En revanche, sa disparition a déclenché dans le pays une incontestable émotion et un net regain de popularité autour de sa personne, soulignant les aspects positifs de son bilan. Cela a poussé certains candidats à essayer de « surfer » sur cette vague en se présentant, non sans un certain culot, comme ses « vrais héritiers ».

Baccar Gherib est doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba, en Tunisie. © Nicolas Fauque
L’ancien président semble avoir donné une nouvelle dimension à la fonction présidentielle…
Incontestablement. L’homme était un véritable animal politique et un excellent manœuvrier. Bien qu’on évolue désormais, avec la Constitution de 2014, dans le cadre d’un régime parlementaire, il a également su profiter des crises et des blocages du système pour s’ériger en arbitre, voire en maître du jeu politique, avec plus ou moins de succès, à travers ses initiatives de Carthage 1 puis de Carthage 2, mais aussi en lançant, en août 2017, son audacieuse proposition de loi pour l’égalité dans l’héritage. Sans compter que la présidence de la République demeure, dans l’esprit d’un grand nombre de Tunisiens, malgré le régime parlementaire, la fonction politique la plus importante.
Quels sont les points les moins reluisants du bilan de l’ancien chef de l’État ?
Certainement la gestion calamiteuse, une fois installé à Carthage, de son parti, Nidaa Tounes. Certes, il a su incarner le rôle d’arbitre en tant que président de la République, mais il n’a pas su, ou pas voulu, le jouer au sein de sa formation en tant que fondateur, en se rangeant plus ou moins clairement derrière le clan de son fils Hafedh, aux dépens du souci d’unité qui aurait dû primer.
La responsabilité de Béji Caïd Essebsi dans l’émiettement actuel de son camp politique est très lourde
De ce fait, la force politique qui a pu rétablir l’équilibre sur la scène politique et parlementaire, face à Ennahdha, a éclaté durant la dernière législature en plusieurs morceaux – Nidaa Tounes et ses deux courants, Tahya Tounes, Machrou Tounes… Sans compter les nombreuses candidatures à l’élection présidentielle issues de ce parti. À cet égard, la responsabilité de Béji Caïd Essebsi dans l’émiettement actuel de son camp politique est très lourde.
Que révèle cette présidentielle anticipée sur l’équilibre des pouvoirs en Tunisie ?
Le décès de Béji Caïd Essebsi avant la fin du mandat a eu une conséquence « technique » directe, avec un impact politique évident. L’élection présidentielle précède désormais le scrutin législatif, ce qui donne encore plus d’importance à la première – en obligeant au passage Ennahdha à lancer un candidat, ce que le parti pouvait éviter dans l’ancienne configuration.
Mais il y a plus important : la prochaine configuration de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avec l’inamovible bloc d’Ennahdha, la très probable entrée en lice des « forces de l’argent » – notamment Qalb Tounes et Aïch Tounsi – et des nostalgiques de Ben Ali, face à un émiettement des forces démocratiques et progressistes, est annonciatrice de beaucoup de risques.
Cela donnera une responsabilité accrue à la présidence de la République comme garante de la Constitution et des institutions et, surtout, comme arbitre ayant en vue l’intérêt suprême de la nation. D’où l’importance du choix de la bonne personne à cet égard.

Dans le quartier de Mellassine, à Tunis (image d'illustration). © Ons Abid pour JA
Pour vous, la Tunisie est-elle ingouvernable ?
Nous sommes dans une phase de transition, de crise. Et, en même temps, nous expérimentons une vie politique démocratique avec un vrai multipartisme. Durant ces phases, le taux de natalité et de mortalité des partis est très élevé. À titre d’exemple, le parti qui a gagné les élections législatives et présidentielle de 2014 a éclaté en morceaux et quasiment disparu. Le paysage politique et partisan est donc bien loin de s’être stabilisé.
Comment expliquer ces clivages ?
Ils sont essentiellement liés aux questions sociétale et identitaire, dus notamment à l’entrée en scène de l’islam politique. Par ailleurs, les raisons profondes de la révolution tunisienne, avant tout économiques et sociales (fort chômage, inégalités, voire fracture territoriale entre le littoral et le reste du pays), n’ont pas encore été abordées sérieusement.
Dès lors, le pays est difficilement gouvernable, non seulement à cause de la configuration partisane et parlementaire qui ne donne pas de majorité claire, mais surtout parce que les élites politiques actuelles manquent de légitimité aux yeux des Tunisiens. C’est ce que le philosophe Antonio Gramsci appelait une « crise d’hégémonie ».