Le candidat indépendant à l’élection présidentielle Kaïs Saïed aurait pu rester un outsider. Sans formation politique établie, il n’était pas forcément très connu des Tunisiens, en dehors de ses habits de constitutionnaliste. Il n’en est pas moins bien placé dans les sondages pour le premier tour du scrutin, programmé dimanche 15 septembre.
Ce juriste rectiligne, aux valeurs conservatrices, souvent singé pour sa droiture et son expression châtiée mais monocorde en arabe classique, se décrit comme « hors normes ». Classé parmi les antisystème, il revendique un nouveau rapport à la politique et entend notamment pour cela réviser la Constitution. À l’heure où la déception vis-à-vis des hommes politiques est largement partagée par les citoyens tunisiens, la recette semble fonctionner.
Jeune Afrique : Quels sont les principales mesures de votre programme ?
Kaïs Saïed : Je n’ai pas de programme traditionnel car je suis convaincu que le peuple tunisien, comme d’autres, est entré dans une nouvelle phase historique. Les citoyens n’attendent pas qu’on leur propose des programmes à l’occasion des élections, mais veulent être des acteurs au quotidien de la vie politique.
Nous avons besoin d’une nouvelle organisation politico-administrative, de nouveaux rapports de confiance entre peuple et gouvernants. Le principal acteur doit être le peuple, c’est pourquoi je cherche à lui donner les moyens juridiques pour choisir son programme de développement.

Kaïs Saïed était l'un des premiers candidats déclarés à l'élection présidentielle tunisienne. © Youtube/Abdelmagid ZARROUKI
La nouvelle Assemblée serait composée de 276 députés, dont 11 représentants des Tunisiens de l’étranger
Quelles seront néanmoins vos mesures phares ?
L’un de mes principaux objectifs est un projet présidentiel de réforme de la Constitution, dont le dernier mot reviendra à l’Assemblée. Je souhaite établir un pouvoir qui partirait du local, par la création de conseils locaux dans chaque délégation [département]. Leurs membres seraient élus au scrutin uninominal et leur mandat révocable. L’un de leurs membres, tiré au sort, les représenterait au niveau régional.
Les conseils régionaux éliraient ensuite leurs représentants au niveau central. L’actuel mode de scrutin de listes, avec représentation proportionnelle au plus fort reste, n’est pas représentatif. Avec le nouveau système, le parlement refléterait davantage les volontés locales. Il serait composé de 276 députés, dont 11 représentants des Tunisiens de l’étranger.
Quelles seront vos priorités sur le plan diplomatique ?
La Tunisie est au centre de la Méditerranée, et restera toujours ouverte sur ses voisins. Mais aussi sur l’Afrique et ses partenaires traditionnels au Nord. Il faut mettre fin au chaos libyen, et aider le peuple à choisir souverainement son système politique. La Tunisie pourrait ainsi jouer une médiation pour rapprocher les camps.
Avec l’Algérie, nous avons des relations fraternelles, de bon voisinage, et nous continuerons à coopérer, au niveau sécuritaire comme économique. Nous n’avons pas à intervenir dans les affaires internes de l’Algérie, mais ce qui s’y passe confirme l’entrée dans une nouvelle ère qui appelle à d’autres moyens de gouvernance. Le modèle classique est clairement dépassé. Les peuples se structurent en dehors des organisations classiques.
Comment envisagez-vous les relations bilatérales avec l’Union européenne (UE) ?
Nous avons des rapports historiques. Il ne faut pas que notre relation soit basée seulement sur des traités ou convention, mais sur davantage de compréhension mutuelle. Il faut que chacun essaie de protéger ses intérêts en comprenant ceux de l’autre. Je pourrai garantir cela comme président, afin d’œuvrer pour un rapport de force équilibré.

Des policiers sur les lieux de l'attentat qui a frappé le centre-ville de Tunis, jeudi 27 juin 2019 (image d'illustration). © Riadh Dridi/AP/SIPA
En termes sécuritaires, la Tunisie a fait face à de nouveaux attentats, moins meurtriers qu’en 2015, mais la menace terroriste n’est pas anéantie. Que comptez-vous mettre en œuvre sur ce plan ?
Je souhaite mettre fin au terrorisme grâce à la coopération entre États, car c’est un problème international. Je veux redéfinir le Conseil de sécurité nationale qui siège à Carthage, afin d’assurer plus de coordination avec le chef du gouvernement. Pour moi, la sécurité est aussi liée à des questions relatives à l’économie, à la garantie du service public, qui définissent le rapport des individus à l’entité étatique. Ces droits ne peuvent pas être appréciés en fonctions des lois du marché.
Pensez-vous pouvoir agir, si vous étiez élu, sur le plan économique ?
Bien sûr, car la conduite des affaires étrangères, prérogative présidentielle, ne se limite pas à une simple représentation diplomatique, il y a aussi une diplomatie économique. Les propositions de loi formulées par le président peuvent également concerner l’économie. Il nous faut protéger des secteurs vitaux. On ne doit pas toucher au service public, pas le privatiser.
Ce ne sera pas le socialisme ni le capitalisme, mais autre chose
Les partenariats public-privé existent, mais est-ce qu’ils ont donné des résultats ? Je ne crois pas. Je proposerai des projets de loi pour que l’État reprenne son rôle d’acteur social pour les services publics de santé, d’éducation, de sécurité… Ce ne sera pas le socialisme ni le capitalisme, mais autre chose.
Vous communiquez très peu sur vos déplacements. Comment organisez-vous votre campagne ?
C’est une campagne qui peut être qualifiée d’atypique. Elle est fondée uniquement sur la collaboration de bénévoles jeunes et moins jeunes, sans appartenance à une structure. Tout est fondé sur le bénévolat. Les jeunes dans les régions s’organisent de manière spontanée, mais avec une volonté ferme de participer à cette campagne.
Je ne fais pas de meetings traditionnels, mais on organise des réunions pour débattre dans des cafés, des souks. Les participants posent des questions, je leur propose des solutions et reste attentif à leurs idées. De cette manière, on mène ensemble cette campagne, avec les moyens du bord.
Comment financez-vous vos actions ?
Nous avons des contributions volontaires ponctuelles pour participer au financement du carburant, aux nuits d’hôtel, etc. Nous utilisons aussi les moyens du bord : des bénévoles m’accompagnent en voiture, ou nous partageons le carburant. J’ai refusé de gros financements d’origine privée, ainsi qu’un financement public de plusieurs dizaines de milliers de dinars [milliers d’euros].
C’est plus difficile pour moi que pour d’autres candidats. Nos moyens sont limités par rapport aux partis, mais je ferai de mon mieux pour couvrir tous les gouvernorats [régions].
Ces dernières années, vous aviez déjà sillonné le pays pour des conférences. Cela vous a-t-il donné de l’avance en terme de maillage territorial, afin d’approcher de potentiels électeurs ?
J’ai été invité à participer à des conférences pratiquement dans toutes les régions du pays. Peut-être que les jeunes, qui discutent notamment sur les réseaux sociaux où je n’ai pas de page, échangent les idées de ces conférences. C’est peut-être ça qui me donne ce que vous considérez comme de l’avance.
Vous définiriez-vous comme antisystème ?
Il faut accepter les règles du jeu, mais cela ne veut pas dire que j’accepte le système. Il y a bien sûr le droit et la Constitution qu’il faut accepter, mais je prône une nouvelle vision et une nouvelle manière de voir les choses.
Pourquoi ne pas avoir lancé votre parti ?
Parce que je crois aujourd’hui que nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Les partis que nous connaissons ne sont plus les outils nécessaires à l’action politique. Je ne suis pas contre les partis, mais des choses nouvelles se construisent à travers le monde.