Économie

Qatar, Arabie, Égypte… la guerre numérique fait rage dans le monde arabo-musulman

Facebook a récemment supprimé des centaines de comptes « malveillants », accusés de diffuser de fausses informations sur l’actualité nord-africaine et moyen-orientale. Depuis quelques années, le web et les réseaux sociaux sont devenus l’un des principaux terrains de bataille dans le conflit régional qui oppose le Qatar à l’Arabie saoudite et aux Émirats.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:38

De jeunes Saoudiens devant des écrans (image d’illustration). © YouTube/ARTE

« Cette semaine, nous avons supprimé 259 comptes, 102 pages, cinq groupes, quatre événements et 17 comptes Instagram ayant adopté un comportement malveillant et originaires des Émirats arabes unis et de l’Égypte », expliquait début août Facebook dans sa « newsroom », précisant plus loin : « Bien que les responsables ont tenté de dissimuler leur identité, notre enquête a mis en évidence des liens avec deux sociétés de marketing : New Waves en Égypte et Newave aux Émirats. »

Les comptes « malveillants » ont notamment imité des personnalités publiques, ou se sont fait passer pour des agences de presse. Mais surtout, peut-on lire sur le site du réseau social, entre deux publications apparemment anodines, sur la mode ou les animaux par exemple, ces comptes véhiculaient des informations sur des sujets bien précis, comme « le soutien présumé de groupes terroristes par le Qatar et la Turquie, l’activité iranienne au Yémen, le conflit en Libye, les succès de la coalition saoudienne au Yémen… »

En clair, Facebook a été investi par des partisans de l’axe Riyad-Le Caire-Abou Dhabi, en pleine concurrence – si ce n’est en conflit froid – avec différentes puissances régionales : la Turquie, le Qatar et l’Iran. Les pays dans lesquels les comptes disséminaient leurs « fake news », d’après la même source, sont parlants : la Libye, le Soudan, les Comores, le Qatar, la Turquie, le Liban, la Syrie, la Jordanie et le Maroc. Des nations membres de l’Organisation de la coopération Islamique (OCI), où l’influence saoudienne est parfois contrebalancée par un attrait pour Doha et Ankara.

Selon la firme de Mark Zuckerberg, plus de treize millions d’internautes suivaient au moins l’une des pages fermées. Dessus, on pouvait par exemple voir des dessins de manifestants soudanais conspuant les Frères musulmans et l’Iran – Khartoum étant récemment devenu un proche allié de l’Arabie saoudite. Autre sujet régulièrement évoqué : la guerre en Libye. Les comptes incriminés glorifiaient le maréchal Khalifa Haftar, allié des Saoudiens et présenté comme un ennemi du « terrorisme ».

Guerre d’une nouvelle forme

Les États de la région prennent toujours plus au sérieux la guerre numérique. Le blocus du Qatar par Riyad et Abou Dhabi, depuis juin 2017, s’est accompagné d’une explosion de l’activité de propagande et de désinformation online.

La brouille avait d’ailleurs débuté par une affaire médiatico-diplomatique, après la publication d’un article sur un site officiel qatari, selon lequel l’émir Cheikh Tamim ben Hamad al Thani assumait sa sympathie pour Téhéran. Dans la foulée, les chaînes d’information saoudiennes et émiraties avaient accusé le Qatar de soutenir le terrorisme, pendant que les autorités qataries pointaient un piratage informatique, sans doute organisé depuis les Émirats. L’information de base n’a jusqu’à maintenant jamais été démentie ni confirmée.

La propagande en ligne a un intérêt très clair pour des puissances en conflit, a fortiori dans le monde arabo-musulman

Sur le site de la communication du gouvernement qatari, l’internaute peut toujours trouver une vidéo en anglais produite par la chaîne qatarie Al Jazeera, à propos de poursuites intentées par le Qatar aux États-Unis en 2018, contre des personnes « menant une campagne illégale sur Internet de diffusion de fausses informations afin de porter atteinte à l’économie du Qatar ».

La propagande en ligne a un intérêt très clair pour des puissances en conflit – a fortiori dans le monde arabo-musulman, où internet a été un outil très utilisé pour la contestation politique, notamment en 2011. En effet, elle peut être très vite adoptée par des citoyens, qui se joignent bénévolement à « l’effort de guerre ». En Égypte, des milliers d’internautes se sont déjà coordonnés pour des opérations de dénigrement de la politique diplomatique qatarie depuis la chute du président Mohamed Morsi, proche des Frères musulmans et de Doha, en 2013.

Initiatives humaines et robots

Les outils utilisés dans la guerre numérique, menée pêle-mêle par des gouvernements et des internautes anonymes, sont variés. Il y a des projets ambitieux, à l’instar du site Qatar Insider – et son compte Twitter « certifié », suivi par plus de 15 000 internautes – qui accuse notamment Doha de soutenir le terrorisme islamique.

Selon le site américain de la Public Radio International, celui-ci est financé par le Saudi American Public Relation Affairs Committee (SAPRAC), « un groupe de pression pro-saoudien qui n’est pas officiellement lié au gouvernement et qui a versé 2,6 millions de dollars à l’entreprise de lobbying Podesta Group, basée à Washington, pour des services de relations publiques, parmi lesquelles la gestion du site et de ses médias sociaux ».

 © https://twitter.com/theqatarinsider

© https://twitter.com/theqatarinsider

Mais dans la guerre d’influence moyen-orientale et nord-africaine, tous les coups sont permis. Le magazine américain Foreign Policy (FP) expliquait ainsi, en mai dernier, comment des « hackers pro-iraniens » se sont fait passer pour des journalistes du FP. Les pirates publiaient de faux articles de presse et des tweets cherchant à dénigrer l’Arabie saoudite et les autres rivaux de Téhéran, en usurpant l’identité visuelle de ce titre bien connu. En 2017, la publication d’une photographie montrant le roi du Maroc avec une écharpe louant l’émir du Qatar a même obligé un conseiller royal à la démentir, et Doha à ouvrir une enquête.

À Lire Qatar-Arabie saoudite : la bataille pour l’Afrique

Mark Owen Jones, chercheur à l’Université Hamad bin Khalifa University, au Qatar, a de son côté publié une étude sur l’usage massif de bots – contraction de robots – sur le nouveau front numérique. Il a montré comment ces programmes informatiques ont été largement utilisés depuis 2017 afin de promouvoir des fake news, ou encore de susciter l’apparition de hashtags défavorables à l’émir du Qatar. Un peu comme à l’instar des comptes suspendus par Facebook le 1er août, un certain nombre de bots actifs sur Twitter laissent pourtant croire qu’il s’agit de comptes de citoyens ordinaires et bénévoles.