Politique

Algérie : « Le panel mené par Karim Younès a été choisi par l’État pour exécuter sa feuille de route »

Alors que le panel de médiation conduit par Karim Younès a annoncé pour mercredi le début de ses consultations avec « les acteurs du hirak », Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), explique pourquoi il a quitté cette instance et dénonce la proximité de cette dernière avec le pouvoir.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:39

Forces de l’ordre et manifestants devant la Grande Poste à Alger, vendredi 2 août 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

Le panel de concertation présidé par Karim Younès a annoncé le début des consultations, renonçant définitivement aux préalables qu’il avait fixés. Une première rencontre avec « certains représentants du hirak » sera ainsi organisée mercredi – alors même que le procureur du tribunal d’Annaba a requis une peine de dix ans de prison à l’encontre d’un manifestant qui avait brandi un drapeau amazigh lors d’une manifestation.

Mais après les mises en garde du chef de l’état-major Ahmed Gaid Salah, qui refuse les conditions d’apaisement – dont la libération des « détenus d’opinion » – , les défections se multiplient parmi les personnalités annoncées pour mener le dialogue.

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Le vice-président de la LADDH Saïd Salhi a lui-même décidé de quitter le panel. Choisi mi-juillet parmi les 13 responsables censés mener le dialogue, il avait initialement accepté le principe, avec pour objectif d’assurer une « médiation » entre la rue et le pouvoir… avant de découvrir que « nos conditions et notre indépendance n’ont jamais été acceptées », explique-t-il à Jeune Afrique. Selon lui, « le panel est devenu un outil » qui se limitera à « discuter de questions techniques liées à l’organisation de la présidentielle », considérée par le pouvoir comme la seule option possible.

Jeune Afrique : Comment vous êtes-vous retrouvé à faire partie de l’instance menée par Karim Younès ?

Saïd Salhi : Je fais partie de la société civile, et nous nous sommes organisés en comités après les événements du 22 février, dans l’objectif de traduire en actions politiques les revendications de la rue et de faire émerger un large consensus avant d’entamer tout dialogue. C’est dans ce sens que nous avons organisé de nombreuses consultations, jusqu’au 15 juin et l’organisation de la conférence nationale de la société civile. Cette réunion a suscité beaucoup d’espoir et fait bouger les lignes au niveau des partis politiques, qui se sont réunis dix jours plus tard, avant d’être imité par les « forces du changement » le 6 juillet. Trois feuilles de route ont alors émergé.

Il n’y avait aucune possibilité d’aller vers un dialogue, et c’est là qu’une instance de médiation a été créée

Du côté du pouvoir, nous constatons un refus d’engager des négociations. À un moment, nous nous sommes donc retrouvé dans une impasse. Il n’y avait aucune possibilité d’aller vers un dialogue, et c’est là qu’une instance de médiation a été créée. Elle devait être indépendante, neutre et composée de personnalités acceptées à la fois par le pouvoir et par la rue, afin de rapprocher les opinions. C’est dans ce cadre que nous avons été contactés par le coordinateur, Karim Younès. Nous avons établi des mesures d’apaisement, une garantie de la volonté du pouvoir. Il était question de médiation et pas de dialogue. J’étais d’accord sur le principe.

À ce stade, qu’est-ce qui a changé ?

Karim Younès a choisi six personnalités, dont je faisais partie, pour rencontrer Abdelkader Bensalah. Les jours précédant la rencontre, des concertations ont eu lieu. Nous avons posé des questions liées au fonctionnement du panel, aux préalables, à la volonté du pouvoir et de l’armée de prendre part à cette médiation. On a eu des garanties et des engagements. La dernière réunion a eu lieu la veille au soir, et Karim Younès était toujours d’accord.

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Mais le lendemain, on a découvert en allumant la télé que six autres membres avait rencontré le président par intérim à notre place. Avant même le discours du chef d’état-major de l’armée, le pouvoir a voulu imposer un dialogue à sens unique, autour d’une seule feuille de route qui est l’organisation de l’élection présidentielle, alors que pour nous le dialogue doit rester ouvert. Il y a d’autres propositions alternatives, comme la mise en place d’une Assemblée constituante. L’élection présidentielle ne fait pas consensus.

Karim Younès, ancien président de l'Assemblée populaire nationale et ex-ministre d'Abdelaziz Bouteflika, a été choisi pour présider le dialogue politique en Algérie. © YouTube/Radio Algérienne

Karim Younès, ancien président de l'Assemblée populaire nationale et ex-ministre d'Abdelaziz Bouteflika, a été choisi pour présider le dialogue politique en Algérie. © YouTube/Radio Algérienne

Le panel de Karim Younès a décidé de poursuivre les négociations après les mises en garde du général Ahmed Gaïd Salah, en abandonnant les préalables. Comment interprétez-vous ce choix ?

Je pense que le panel a perdu son indépendance et sa neutralité. À partir du moment où les participants ont été changés à la veille de la rencontre avec Bensalah, l’objectif de la démarche a été trahi : ce n’est plus un panel de médiation, c’est devenu un panel de dialogue qui veut se substituer aux acteurs. On a ensuite assisté à des tiraillements de l’intérieur et à l’abandon des préalables. Ce sont les signes du manque de sérieux du panel.

Le panel est devenu un outil, un espace de sous-traitance pour élaborer et légitimer la feuille de route du pouvoir

On ne peut pas se contredire si manifestement, surtout s’il s’agit d’engagements publics. On perd ainsi toute crédibilité. C’est précisément pour cela que j’ai quitté le panel. Aujourd’hui, on sent qu’il est devenu un outil, un espace de sous-traitance pour élaborer et légitimer la feuille de route du pouvoir. Le panel s’est contenté de discuter de questions techniques liées à l’organisation de la présidentielle. Ceci n’est pas un dialogue parce qu’on ne parle plus de solutions politiques.

Qui vous a contacté initialement, et qui coordonne le panel ? On a parlé d’abord d’Abderrahmane Arar, ensuite de Karim Younès…

J’ai été contacté par Karim Younès, et je crois qu’il était désigné par le pouvoir. C’est lui l’interface. On avait demandé que les interlocuteurs ne soient pas imposés par le pouvoir, mais nous avons été remplacés. On ne peut pas être un panel qui se dit indépendant, et en même temps être installé par l’État pour mener sa feuille de route. C’est pourtant ce qu’il se passe. Tout le monde, de la société civile aux partis politiques, est sceptique.

D’après vous, en tant que membre de la société civile, comment cette initiative est-elle perçue par la rue ?

La rue continue à choisir la voie pacifique sans vouloir aller vers la confrontation, ni avec le pouvoir ni avec l’armée. Je crois que les Algériens sont très sceptiques, car nous détectons des signaux sans vraiment voir la sincérité des démarches. Ce dialogue vise à imposer une option qui est la même depuis le mois de février : la tenue d’une élection présidentielle.

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La rue sent que le pouvoir n’a pas reculé et n’est pas à l’écoute de ses propositions, c’est pourquoi elle se radicalise de plus en plus. On a même entendu ce vendredi des slogans appelant à la désobéissance civile. Les gens s’accrochent encore à l’expression pacifique, ce qui est capital pour le mouvement, puisque c’est cette voie qui a porté jusque-là. Mais les exigences augmentent.

Des manifestants dans les rues d'Alger, vendredi 2 août 2019. © Fateh Guidoum/AP/SIPA

Des manifestants dans les rues d'Alger, vendredi 2 août 2019. © Fateh Guidoum/AP/SIPA

Croyez-vous que l’État fera des compromis ?

On constate qu’il ne veut pas dialoguer, mais aussi qu’il n’est pas unanime. En son sein, il y a une tendance qui veut aller vers une solution politique, et une autre qui bloque. Il suffit d’écouter le discours du président et celui du chef d’état-major : ils se contredisent. Il y a d’ailleurs beaucoup d’observateurs qui proposent un premier dialogue au sein du pouvoir, pour que les représentants des différentes tendances s’accordent avant de faire des propositions.

Nous voulons rester en phase avec la rue et le peuple qui s’exprime chaque vendredi. Il n’y aura aucune élection sans le peuple

Quant à la société civile, nous continuons les concertations avec les partis politiques et les personnalités nationales pour dégager une feuille de route consensuelle. Nous voulons rester en phase avec la rue et le peuple qui s’exprime chaque vendredi. Il n’y aura aucune élection sans le peuple. Sinon, quelle légitimité aura le président élu ? Le bras de fer n’est pas terminé, le mouvement est toujours là.

Selon vous, le panel va-t-il échouer ?

Le panel a déjà échoué. Il n’a pas réussi à engager autour de lui des personnes franches et représentant les différentes sensibilités, et perd donc toute légitimité. Le panel travaille pour une option qui ne fait pas consensus dans la société.