Économie

Relations Inde-Afrique : « L’État indien n’est intervenu en tant qu’acteur majeur que très récemment »

Quelle est la stratégie économique de l’Inde sur le continent africain ? Au lendemain de la tournée ouest-africaine du président indien Ram Nath Kovind, l’économiste Jean-Joseph Boillot décrypte les ambitions indiennes en Afrique, et insiste sur la nécessité de les mettre en perspective avec la concurrence du pays-continent avec la Chine.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 15:40

Le président indien Ram Nath Kovind, lors de son discours à l’Assemblée Nationale gambienne, le 31 juillet 2019. © Facebook / President of India

Jusque-là principalement tournée vers l’Afrique de l’Est, avec laquelle le pays-continent a des liens historiques et culturels anciens, l’Indien s’intéresse de plus près au potentiel économique de l’Afrique de l’Ouest. La tournée que le président indien Ram Nath Kovind a effectué la semaine dernière au Bénin, en Gambie et en Guinée est là pour le prouver.

Si les engagements pris lors de cette tournée semble relativement timides au regard des capacités financière du géant indien – l’Inde s’est notamment engagée à ouvrir près de 400 millions de dollars de lignes de crédits et de financements dans divers secteurs – cette visite marque une volonté politique de renforcer une coopération qui, jusque-là, reposait essentiellement sur la diaspora indienne sur le continent.

Un changement de stratégie qu’il convient aussi de lire en regard de la concurrence que se livrent l’Inde et la Chine, insiste Jean-Joseph Boillot, économiste spécialiste des grands pays émergents, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

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Depuis une vingtaine d’années, les échanges entre l’Inde et l’Afrique s’accroissent de manière exponentielle. Chiffrés à 62 milliards de dollars pour la période 2017-2018 – 24 milliards de dollars d’exportations vers l’Afrique, et 38 milliards de dollars d’importations en Inde -, ces flux sont en hausse de 22 % par rapport à la période précédente.

L’Inde est devenu le cinquième investisseur du continent, et au total 181 lignes de crédits indiennes sont ouvertes dans 41 pays africains pour un montant de 11 milliards de dollars visant à aider les entreprises indiennes sur place.

Quelle est la stratégie économique de l’Inde sur le continent africain ? Quels sont les domaines concernés ? Comment ses ambitions peuvent-elle se réaliser face à la puissance démesurée du voisin-rival chinois ? L’économiste Jean-Joseph Boillot décrypte pour Jeune Afrique les enjeux du cas indo-africain.

 

Jean-Joseph Boillot, Économiste, coauteur de "Chindiafrique" et de "L'Afrique pour les nuls". © Vincent Fournier/Jeune Afrique

Jean-Joseph Boillot, Économiste, coauteur de "Chindiafrique" et de "L'Afrique pour les nuls". © Vincent Fournier/Jeune Afrique

Jeune Afrique : Que représente l’Afrique pour l’économie indienne ?

Jean-Joseph Boillot : L’Inde considère que l’Afrique est un continent stratégique pour le XXIe siècle. Elle y dispose de réseaux relativement puissants et informels, grâce à sa diaspora de plus 3 millions de personnes sur tout le continent, soit 15 % de la diaspora indienne dans le monde.

Depuis une vingtaine d’années de grands groupes indiens s’installent en Afrique, toujours de manière très discrète, actifs en particulier dans les minerais, métaux et hydrocarbures. La plupart sont basés en Afrique du Sud, comme Tata, Mittal, Dabur ou encore HCL, d’où ils développent leurs opérations sur le reste du continent.

Quels sont les outils que l’Inde utilise pour développer sa coopération avec l’Afrique ?

Elle cultive sa différence en jouant d’abord sur le registre culturel, c’est une forme de soft-power qui s’illustre par les trois expositions en l’honneur du 150e anniversaire de la naissance de Gandhi, inaugurées par le président lors de sa tournée. Le pays utilise aussi la coopération technique avec, en particulier, un registre d’innovations simples et souvent « frugales ».

Par exemple, elle signe un peu partout en Afrique des accords de formation en télémédecine, domaine dans lequel l’Inde est devenue un pionnier dans le monde. Au Bénin, le Président Kovind a annoncé que 15 000 étudiants et 1 000 professionnels de santé en bénéficieront, solution d’avenir pour lutter contre la sous-densité médicale dans ce continent gigantesque.

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Enfin, l’Inde créé les conditions juridiques et financières du renforcement de ses entreprises, en signant dans chacun de ces pays des protocoles ou des accords de partenariat, comportant notamment des lignes de crédits bancaires, des assurances ou des garanties publiques. C’est de l’aide liée, bien sûr, qui permet de réduire les incertitudes pour les groupe indiens sur un continent encore assez instable.

Qu’est-ce qui différencie l’approche chinoise de l’approche indienne, concernant l’Afrique ?

La Chine-Afrique s’est construite par le haut, notamment avec l’organisation par Pékin de grands sommets auxquels participent presque tous les pays africains. Le président chinois ou son Premier ministre visitent également les pays africains par groupes, et à la tête de délégations impressionnantes où se mélangent le stratégique, le commercial et le culturel.

Cela relève d’une stratégie globale visant à sécuriser les matières premières, les marchés, et aussi, bien sûr, les 55 votes africains aux Nations unies. Dans ce cadre, la diaspora et les entreprises chinoises en Afrique ne sont que des « fantassins ».

L’essentiel de la relation Inde-Afrique a été un processus partant de la vieille diaspora installée du temps de l’empire britannique

Dans le cas de l’Inde, l’État n’est intervenu en tant qu’acteur majeur que très récemment. L’essentiel de la relation Inde-Afrique a été un processus partant de la vieille diaspora installée du temps de l’empire britannique, puis des entreprises indiennes attirées soit par les matières premières soit par le marché africain.

Ces deux composantes irriguent la totalité du continent tel un ensemble de petites rivières qui sont finalement remontées jusqu’au sommet de l’État indien lorsque la concurrence chinoise notamment est devenue implacable.

L’Afrique est-elle le théâtre de la concurrence entre l’Inde et la Chine ?

Oui et non. L’ampleur de la réaction indienne tient assez probablement à la concurrence chinoise, comme on vient de le voir aussi avec la visite du ministre de la indien de la Défense au Mozambique, cette semaine, autour d’un immense projet gazier au carrefour avec Madagascar, qui offre l’accès au littoral est-africain.

Mais vu d’Afrique, il y a aussi beaucoup de complémentarités entre deux pays qui se sont finalement très peu affrontés sur le théâtre africain. Des joint-ventures de sociétés chinoises et indiennes ont même été formées dans le pétrole ou les minerais pour la simple raison que l’Afrique est immense, incertaine, et que la Chine est loin de pouvoir couvrir ou sécuriser la totalité du continent.

La complémentarité des deux pays concerne les besoins spécifiques de l’Afrique : l’Inde en particulier apporte des produits plus simples, souvent plus robustes et réparables, moins gourmands en énergie, contrairement aux produits chinois toujours moins chers, mais souvent de qualité « chinoise » comme on dit péjorativement sur le continent, et que l’on ne peut donc pas bricoler ou réparer, ou encore moins adapter au terrain comme les taxis rickshaw indien qui font un tabac un peu partout.

L’Afrique a une relation plus équilibrée avec l’Inde. Et celle-ci vient en contrepoids d’une Chine qui a tendance à écraser ses interlocuteurs et leur faire signer des accords asymétriques dont toute l’Afrique se plaint aujourd’hui.