Les mitterrandistes ne décolèrent pas. Début juillet, dans un communiqué de l’Institut François Mitterrand, qu’il préside, Hubert Védrine appelait à protester contre les propos de Raphaël Glucksmann sur le rôle jouée par la France au Rwanda un quart de siècle plus tôt.
Dans une interview au Monde, publiée en janvier, la tête de liste PS/PP aux élections européennes avait en effet déclaré que « François Mitterrand a porté de la manière la plus radicale et la plus abjecte la politique de la France au Rwanda ». En marge d’un meeting à Toulouse, le 6 avril, Raphaël Glucksmann serait même allé plus loin, accusant l’ancien président socialiste de « complicité de génocide » – des propos qu’il a depuis contestés.
Vingt-cinq ans après le génocide, le malaise est toujours palpable au sein du Parti socialiste
Ces déclarations ont suscité une levée de bouclier chez 23 anciens ministres de François Mitterrand. Le 9 mai, ces derniers ont adressé une lettre ouverte au premier secrétaire du PS, Olivier Faure, pour lui demander de convaincre « Raphaël Glucksmann de retirer ses insultes et accusations infondées envers François Mitterrand ». Dans son bureau personnel, dans le sud de Paris, où une photo le montre aux côté de l’ancien chef de l’État, le député Paul Quilès, ancien ministre de la Défense de François Mitterrand et signataire de la lettre, indique à JA déplorer ces propos : « Je trouve absurde que Glucksmann nie l’histoire du PS. Il peut être contre François Mitterrand, mais pas nier l’histoire du PS alors qu’il représentait les socialistes aux européennes. »
« J’évitais d’ouvrir les placards »

Mémorial du Génocide à Kigali, au Rwanda, le 5 avril 2014 © Ben Curtis/AP/SIPA
Les événements de 1994 ne font pas partie de l’actualité au PS à ce moment-là, car le parti a d’autres préoccupations
Vingt-cinq ans après le génocide, le malaise est toujours palpable au sein du Parti socialiste. Si la question de la responsabilité de la France dans les événements survenus au Rwanda entre 1990 et 1994 n’y a jamais été réellement débattue, elle n’en suscite pas moins des réactions tranchées.
« Les événements de 1994 ne font pas partie de l’actualité au PS à ce moment-là, car le parti a d’autres préoccupations, comme les conséquences des législatives perdues en 1993 », explique Maurice Braud, ancien secrétaire national (SN) chargé des questions internationales. Selon lui, « de manière générale, les sujets internationaux sont peu débattus au PS. » « J’évitais d’ouvrir les placards », sourit son prédecesseur, Jean-Christophe Cambadélis.
En plein génocide, seul le bureau chargé des questions internationales au PS semble évoquer la question. Sous la houlette de sa secrétaire général de l’époque, Pervenche Berès, il affiche son désaccord avec la politique de l’Élysée et s’oppose notamment à l’opération Turquoise, lancée le 22 juin 1994.
Dans un communiqué publié le 16 juin, l’instance socialiste estime que « la politique partisane de la France [depuis 1990] la disqualifie pour participer à une action militaire sur le terrain ». « On nous a reproché des propos contraires aux intérêts de la France et de l’espace francophone », se souvient Guy Labertit, délégué national à l’Afrique du Parti socialiste de 1993 à 2006.
20e commémorations tendues

Performance à Kigali pour la commémoration des 20 ans du génocide des Tutsi au Rwanda, le 7 avril 2014 au stade Amahoro. © Ben Curtis/AP/SIPA
C’est difficile d’avoir un débat serein sur le sujet entre socialistes
Vingt ans plus tard, au moment de la 20e commémorations du génocide contre les Tutsi, ce dossier sensible a également été source de tensions entre les héritiers de François Mitterrand et le Mouvement des jeunes socialistes (MJS). À quelques jours de son départ pour Kigali, où elle doit représenter le gouvernement, la ministre de la Justice Christiane Taubira renonce à ce déplacement à la suite de propos critiques tenus par Paul Kagame dans une interview à Jeune Afrique. Le président rwandais y stigmatisait « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ».
Le 5 avril, le MJS publie un communiqué déplorant ce renoncement de dernière minute. « La France doit reconnaître l’ensemble de son rôle dans le soutien au régime génocidaire entre 1990 et 1994 », écrivent les jeunes socialistes. Une position fortement critiquée par la garde rapprochée de Mitterrand.
« Nous avons organisé une réunion avec le MJS au siège du parti. On a passé un long moment à discuter ce jour-là, et on leur a expliqué le dossier », témoigne Paul Quilès, qui fut aussi le président de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda, en 1998. « On nous a reproché notre méconnaissance du sujet et on nous a renvoyés aux conclusions de la commission Quilès. C’est difficile d’avoir un débat serein sur le sujet entre socialistes », explique Laura Slimani, présidente du MJS entre 2013 et 2015, qui se souvient que les échanges ont été vifs lors de ce bureau national.

Le socialiste français Jean-Christophe Cambadélis, en décembre 2016. © Francois Mori/AP/SIPA
Il y a sûrement des critiques à apporter quant au rôle de la France au Rwanda, mais on ne peut pas lui attribuer une complicité dans le génocide
À en croire Marylise Lebranchu, présidente du groupe d’amitié France-Rwanda à l’Assemblée nationale entre 2007 et 2012, ce n’est pas la première fois que le dossier franco-rwandais génère des crispations entre camarades.
En 2010, en plein réchauffement des relations entre Paris et Kigali, sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy – qui effectue une visite officielle au Rwanda en février -, l’ancienne députée socialiste conduira une délégation du groupe d’amitié parlementaire au Rwanda du 7 au 10 juin. « Avant de partir, j’ai reçu un coup de fil de Hubert Védrine [ancien secrétaire général de l’Elysée], qui exonérait la France de toute responsabilité, et un autre de Paul Quilès. On nous a mis la pression », résume-t-elle.
Entre les positions défendues par le MJS ou Raphaël Glucksmann et celles de la vieille garde mitterrandienne, le fossé semble impossible à franchir. La direction du PS s’est toutefois efforcée de tracer un compromis. « Il y a sûrement des critiques à apporter quant au rôle de la France au Rwanda, mais on ne peut pas lui attribuer une complicité dans le génocide », estime ainsi Jean-Christophe Cambadélis, l’ex-premier secrétaire du parti (2014-2017).
« Apaiser la famille socialiste »

Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste français, en mars 2018 dans les locaux du parti. © Michel Euler/AP/SIPA
Le PS prendra l’initiative d’un débat contradictoire et public sur les responsabilités dans le génocide rwandais
Olivier Faure, l’actuel titulaire du poste, semble pourtant avoir une position plus tranchée. Sollicité, en avril 2019, pour signer une tribune appelant Emmanuel Macron à se rendre au Rwanda pour « [y] tenir un discours de vérité », il a décliné la proposition.
Dans un courrier adressé le 15 mars à Benjamin Abtan, président du Mouvement antiraciste européen (EGAM) et instigateur de la tribune, Olivier Faure prenait explicitement ses distances avec la « réconciliation [entre Paris et Kigali] qui s’effectue notamment au détriment de la Francophonie, sans compter qu’elle [sa signature au bas du texte] validerait la politique d’un régime profondément autoritaire, qui tue et emprisonne ses opposants ».
Le 20 mai, Olivier Faure a reçu Hubert Védrine et Paul Quilès. Les trois socialistes se sont accordés sur une position commune. « Après les élections européennes, le PS prendra l’initiative d’un débat contradictoire et public sur les responsabilités dans le génocide rwandais. Nous demanderons notamment l’ouverture des archives de tous les pays et institutions qui furent parties prenantes au conflit, de sa genèse à sa conclusion », confiera à Jeune Afrique Olivier Faure à l’issue de la rencontre.
Depuis, le dossier n’a pas avancé. « On n’a pas retravaillé sur ce projet depuis mais je suis toujours favorable à cette initiative », confiait à JA, mi-juillet le patron du PS, sans toutefois apporter de précisions quant à la forme et aux modalités que prendrait ce débat public.
Paul Quilès se dit favorable à cette initiative, à certaines conditions : « Je souhaite un débat où l’on mettra tout sur la table, tout en insistant, dans un premier temps, sur l’histoire et sur le contexte de l’époque. Et non pas un débat basé sur les a priori du rapport Mucyo [publié en 2008 par la Commission nationale rwandaise indépendante chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994], qui prétend que la France est fautive ».
« On ne combat pas les préjugés par des colloques. Il faudra du temps », estime néanmoins Jean-Christophe Cambadélis, même si, selon lui, un tel échange « permettrait peut-être d’apaiser la famille socialiste ».