Société

France-Égypte : les montages de Crédit Suisse et Audi France pour le clan Moubarak

Des arrêts, prononcés en mars dernier par la Cour de cassation française, révèlent les montages financiers et immobiliers de Crédit Suisse et Audi France au profit de membres de la famille du président égyptien déchu Hosni Moubarak.

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Mis à jour le 21 novembre 2019 à 17:22

L’ancien président égyptien Hosni Moubarak, lors du sommet France-Afrique tenu à Cannes le 16 février 2007 (image d’illustration). © LIONEL CIRONNEAU/AP/SIPA

L’Union européenne (UE) avait ordonné dès 2011 le gel des avoirs appartenant à Hosni Moubarak et à son entourage, visés par une enquête pour corruption et détournement de fonds ouverte par la justice égyptienne. Une décision prise dans la foulée de la chute du dirigeant, contraint à la démission par le peuple égyptien en février 2011. La France avait également engagé une procédure préliminaire pour blanchiment durant cette même période. Huit ans plus tard, les résultats peinent à se faire connaître.

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Ces arrêts en date du 6 mars dernier apportent de nouvelles pièces au puzzle patrimonial des Moubarak en France, révélant l’existence d’avoirs jusqu’alors inconnus. En cause : un lot immobilier et plusieurs comptes en banque d’une valeur totale de plus de 8 millions d’euros. Des avoirs domiciliés à Paris et achetés grâce à des intermédiaires peu regardants, au profit de clients comme Heidi Rasekh, épouse du fils du président déchu, et son père Magdi.

Paris XVI

Lorsque le beau-père d’Alaa Moubarak, Magdi Rasekh, acquiert un complexe immobilier d’une valeur de 4,5 millions d’euros, courant 2009, il le fait par le biais de la filiale française de la banque Crédit Suisse.

Dans cette même artère, on retrouve les hôtels particuliers de Teodorín Obiang, d’une autre belle-fille de Moubarak et de l’oncle de Bachar al-Assad

Crédit Suisse France accueille en effet à l’époque les comptes de la SCI MHRF, société civile immobilière gérée par Magdi Rasekh, lui accordant même généreusement un prêt en vue de l’acquisition de cet immeuble d’une coquette surface de 350m2, situé au 40, Avenue Foch, dans le seizième arrondissement de Paris.

Ce luxueux quartier semble choyé par des dirigeants étrangers à l’image pour le moins controversée, puisqu’on retrouve dans cette même artère les hôtels particuliers de Teodorín Obiang, vice-président et fils du président de Guinée équatoriale, condamné en première instance en octobre 2017 pour blanchiment de détournements de fonds publics. Ou encore celui d’une autre belle-fille du président égyptien déchu, Khadiga El Gammal. Et jusqu’à l’oncle de Bachar al-Assad

Filiales offshores de Crédit Suisse

La banque ne prend alors aucun risque financier en accordant un tel prêt à son client, puisque ce dernier dispose d’un autre compte approvisionné de plusieurs millions de dollars aux Îles Vierges Britanniques, et géré par Crédit Suisse au travers de la société-écran « Dream Advisors », ne laissant ainsi rien paraître de l’identité réelle du détenteur des fonds.

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Magdi Rasekh n’est d’ailleurs pas le seul membre de l’entourage de Hosni Moubarak à faire appel à la banque helvétique. Alaa Moubarak, le fils aîné de celui-ci, possédait lui aussi une société domiciliée aux Îles Vierges, soupçonnée de participer à des montages financiers occultes via la Pan World Investments, gérée par nul autre que… Crédit Suisse, comme l’avait révélé le scandale des Panama Papers.

Alaa et son frère Gamal avaient d’ailleurs déposé à eux seuls près de 270 millions d’euros chez Crédit Suisse. Soit plus d’un tiers des 628 millions d’euros appartenant à l’ensemble du clan Moubarak, que la Suisse sera amenée à geler en 2011. Et s’il subsistait jusqu’à présent des doutes quant au respect du gel par la banque, il est désormais certain, à la lecture de ces arrêts, qu’elle l’a bel et bien enfreint.

Le gel d’avoirs enfreint

Les rapports entre les sociétés gérées par Crédit Suisse pour Magdi Rasekh et les comptes de sa fille Heidi permettent de démontrer une véritable infraction aux gels d’avoirs. La Cour de cassation mentionne en effet plusieurs virements en provenance desdites sociétés vers les trois comptes de sa fille domiciliés chez Audi France, filiale française de la banque libanaise à Paris.

L’arrêt situe également les dates des virements courant avril 2011, démontrant des déplacements de fonds survenus après l’application des ordres de gel suisse et français, prononcés respectivement en février et en mars de la même année.

La banque a indiqué n’avoir fait l’objet d’aucune poursuite, précisant qu’elle respecte toutes les réglementations applicables en matière de sanctions

Un montant total de 3,7 millions d’euros aurait ainsi été transféré de manière illicite, contrevenant précisément à l’interdiction d’utiliser, de modifier ou de déplacer des avoirs gelés par les administrations suisse et européenne. Infraction pour laquelle le Trésor public français prévoit explicitement des poursuites et des sanctions financières.

Contacté par Jeune Afrique, le service de presse de la banque a indiqué n’avoir fait l’objet d’aucune poursuite suite à ces transactions, mais réitère son engagement « à garantir la conformité de ses opérations avec toutes les lois, réglementations et sanctions en vigueur, nationales et internationales ». Le groupe affirme qu’il « respecte toutes les réglementations applicables en matière de sanctions » en France.

Les établissements bancaires ont-ils été sanctionnés ?

En 2012, Magdi Rasekh avait été reconnu coupable de détournement de fonds publics et de corruption par la justice égyptienne, et condamné au remboursement de près de 100 millions de livres égyptiennes (5,6 millions d’euros), ainsi qu’à une amende supplémentaire du même montant. La France a quant à elle procédé, courant 2014, à la saisie de ses avoirs et à ceux de sa fille.

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Pourquoi la Cour de cassation s’exprime-t-elle donc soudainement à ce sujet ? Simplement car ces arrêts font suite à une demande de pourvoi de Magdi Rasekh. L’homme tente en effet encore à ce jour d’annuler les saisies françaises pour récupérer une partie de sa fortune.

Ironiquement, c’est grâce à ce pourvoi que la nature des biens saisis est maintenant de notoriété publique. En effet, le PNF (Parquet national financier) français ne communique pas sur des affaires en cours, et l’Agrasc (Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués) ne dispose pas d’une base de données publique permettant d’assurer la traçabilité des biens saisis. Ces arrêts ne permettent en revanche pas de vérifier si les institutions bancaires ici en cause ont été poursuivies et sanctionnées, comme l’exige la loi…

La restitution des biens mal acquis à l’étude

La législation actuelle fait généralement de l’État français le bénéficiaire des saisies et des reventes des avoirs confisqués. Dans le cadre des biens mal acquis par Magdi et Heidi Rasekh, les 8 millions d’euros, initialement destinés à l’État Égyptien, reviendraient donc au budget français.

Un protocole décrié depuis de nombreuses années par la société civile, tandis que la corruption transnationale représenterait aujourd’hui un manque à gagner annuel de 20 à 40 milliards de dollars pour les pays en voie de développement, selon la Banque mondiale.

Le 2 mai dernier, le Sénat français adoptait en première lecture un projet de loi visant à faciliter la restitution d’avoirs aux États spoliés. Une initiative saluée par les ONGs spécialisées dans la lutte contre la corruption, bien que Sherpa France juge le texte encore « léger » et imprécis quant à ses modalités concrètes d’application.