Politique

Libye : les migrants instrumentalisés dans la guerre entre Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar

L’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar et le Gouvernement d’entente nationale de Fayez al-Sarraj se rejettent la responsabilité de la mort, mardi soir en banlieue de Tripoli, de 53 migrants dans la frappe aérienne d’un camp de détention. Un nouvel épisode qui illustre l’instrumentalisation de la question migratoire par les deux camps.

Réservé aux abonnés
Mis à jour le 5 juillet 2019 à 18:08

Des migrants marchant dans les décombres du centre de détention de Tajoura, en banlieue de Tripoli, détruit mardi 2 juillet 2019 par un bombardement. © Hazem Ahmed/AP/SIPA

Vers 23h à Tripoli, ce mardi, une frappe aérienne attribuée à l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar a détruit le centre de détention de Tajoura, en banlieue sud-est de la capitale, tuant 53 personnes sur les 660 présentes, d’après les derniers chiffres communiqués par les Nations unies. Trois mois après le début de l’offensive de l’homme fort de l’est libyen, cette nouvelle attaque a suscité l’indignation de l’opinion publique internationale, notamment en Europe, qui a délégué progressivement la gestion du secours à ses partenaires libyens en échange d’un soutien technique et financier.

À Lire Libye : l’UA « condamne fermement » la frappe contre un centre de migrants qui a fait au moins 40 victimes

Les réactions n’ont pas tardé. Si l’Union africaine a « condamné fermement » la frappe, l’UE s’est limitée à « appeler toutes les parties en conflit à respecter le droit international humanitaire », optant ainsi pour la neutralité, alors que les politiques migratoires européennes et le financement des gardes-côtes libyens font débat. « Je demande une enquête internationale » pour cet « horrible accident », a réagi António Guterres, le secrétaire général des Nations Unies, sans véritablement pointer du doigt le maréchal Haftar, qui a bombardé depuis début avril plusieurs quartiers de la banlieue méridionale de Tripoli.

Alors que Fathi Bashagha, le ministre de l’intérieur du Gouvernement d’entente nationale (GNA), a déclaré jeudi pouvoir prouver qu’un avion F-16, de construction américaine et utilisé par les Émirats arabes unis, a frappé le hangar où étaient entassés les migrants, les États-Unis ont posé leur veto à une condamnation par le Conseil de sécurité onusien – un communiqué du département d’État américain se contentant de dénoncer une frappe « odieuse » sans appeler à une trêve – , démontrant ainsi toute la sensibilité du sujet.

ANL et GNA se renvoient la responsabilité

Deux versions s’opposent. Le porte-parole de l’ANL, Ahmed al-Mismari, a annoncé que l’attaque visait un dépôt d’armes proche du centre, niant toute responsabilité. Lors d’une conférence de presse tenue mercredi soir, il a annoncé soutenir la proposition d’une enquête internationale indépendante, pointant du doigt le GNA de Sarraj, « le seul responsable » qui utiliserait les migrants comme « boucliers humains ». Interrogé par Jeune Afrique, Michel Scarbonchi, proche de l’entourage du maréchal Haftar et ancien député européen, assure que « depuis le début des affrontements, les forces de Sarraj installent les munitions à côté des migrants », une stratégie qui « crée des situations comme celle-ci ».

Pourtant, comme le rappelle à Jeune Afrique le chercheur libyen basé à Londres Beshir Alzawawi, proche de la version de Tripoli, « il n’y avait pas de frappes aériennes dans la zone avant le début de l’offensive de Haftar », sous-entendant que ce dernier ne peut qu’être l’auteur.

Le GNA a averti qu’il pourrait bientôt décider de fermer tous les centres de détention, laissant partir les migrants détenus pour éviter d’autres massacres de ce type

De son côté, le GNA de Tripoli a immédiatement condamné l’attaque en accusant le « criminel de guerre Khalifa Haftar », mettant également en cause les Émirats arabes unis. Le ministre de l’Intérieur Bashagha a même averti que le gouvernement pourrait bientôt décider de « fermer tous les centres de détention », en laissant partir les migrants pour éviter d’autres massacres de ce type. Un puissant moyen de pression qui pourrait pousser l’Union européenne à intervenir. Quelques heures après les faits, le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini a d’ailleurs tenu Khalifa Haftar pour responsable de l’attaque.

Pourtant, après le bombardement, une note du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), citant plusieurs témoignages de migrants présents à Tajoura, rapporte que les gardes du centre de détention auraient eux-mêmes tiré sur les migrants en fuite. En avril dernier, le chef du gouvernement de Tripoli Fayez al-Sarraj avait également tenté de faire réagir la communauté internationale en déclarant que « 800 000 migrants, parmi lesquels plusieurs terroristes », seraient prêts à partir vers les côtes européennes à la suite de l’offensive déclenchée par son rival – dans les centres officiels de la zone visée ne se trouveraient cependant qu’environ 4 000 personnes, selon l’ONU.

Des attaques récurrentes contre les migrants

Cette attaque, l’une des plus meurtrières, n’est pourtant pas une première. C’est effectivement la deuxième fois que le centre de Tajoura est pris pour cible : un raid aérien l’avait déjà frappé le 7 mai, épargnant de justesse le bâtiment. Fin avril dernier, une milice armée pro-Haftar avait également fait irruption dans le centre de Qasr bin Ghashir, à 25 kilomètres au sud de Tripoli, tuant et blessant sans discernement plusieurs personnes, selon les témoignages de migrants sur place.

Depuis le 4 avril, seulement 600 migrants ont été évacués de Tripoli et ses environs – 147 vers l’Italie et les autres vers le Niger – , mais au moins cinq autres centres de détention sont situés près de la ligne de front et risquent ainsi d’être touchés par les frappes. Cernés par les affrontements, ces migrants se trouvent involontairement au cœur du jeu stratégique entre Khalifa Haftar et le gouvernement de Tripoli.

À Lire [Infographie] Libye : les nouvelles routes privilégiées par les migrants africains

L’insécurité des migrants dans les centres de détention n’est pas seulement due aux bombardements. Alors que le gouvernement de Sarraj assure « avoir à cœur le sort de ces personnes », depuis des années de nombreux rapports d’ONG dénoncent des cas de torture et le manque d’accès aux besoins primaires des détenus dans ces centres, reconnus ou informels, gérés dans les deux cas par des milices locales armées – de nombreux drames surviennent également régulièrement en mer, comme le naufrage d’une embarcation dont plus de 80 passagers étaient toujours portés disparus ce vendredi.

« Nous avons des centres pour les migrants, que nous traitons avec dignité, déclarait récemment à Jeune Afrique Abdulhadi Lahouij, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Tobrouk. J’ai fait une visite surprise dans un centre de Ganfouda, où il y a plus de 200 migrants. J’ai écouté ce qu’ils avaient à me dire. Nous avons doté ce centre d’espaces verts et de lieux de culte pour les chrétiens. C’est notre devoir », ajoutait le ministre pro-Haftar. Ce dernier assurait « qu’il n’y a pas de trafics d’êtres humains dans les régions que nous contrôlons, et nous ne l’accepterons jamais », dénonçant en revanche l’utilisation de migrants comme « mercenaires » par les forces de Sarraj.

Un moyen de « détourner le débat » ?

Selon Beshir Alzawawi, une intervention étrangère serait précisément le but recherché par l’homme fort de l’est libyen. « Depuis mardi, le débat tourne désormais autour de la question des migrants, à laquelle l’UE est très sensible. L’absence d’une véritable prise de position forte de la part de la communauté internationale est perçue comme un feu vert pour Haftar, qui vise les institutions de Tripoli. »

Pour le spécialiste, ce n’est pas un hasard si cette attaque a lieu quelques jours après le retrait de l’ANL du district de Gharyan, une zone stratégique reprise par les forces alliées au gouvernement de Fayez al-Sarraj. Cela viserait en effet à occulter le fait que l’ANL perde du terrain dans la bataille pour Tripoli.