Huit ans après le scandale des esclaves sexuelles de Mouammar Kadhafi, éclaté après la chute de l’ancien homme fort libyen, l’histoire semble se répéter. Exilé en Guinée équatoriale depuis janvier 2017, l’ancien président de la Gambie Yahya Jammeh est rattrapé par des accusations de viol qu’il aurait commis pendant qu’il était au pouvoir, entre 1996 et 2017. Trois jeunes femmes gambiennes, dont une seule a accepté de témoigner à visage découvert, l’accusent de violences sexuelles dans une enquête publiée par l’ONG Human Rights Watch le 26 juin.
Elles décrivent un système bien rodé dans lequel des cadres de l’ancien régime – et en particulier Jimbee Jammeh, la cousine de l’ancien président gambien – étaient chargés de repérer des femmes pour qu’elles « rendent visite au chef d’État ou travaillent pour lui ». Selon les témoignages de ces fonctionnaires, l’ancien président abusait régulièrement de celles qui étaient appelées « protocol girls », dont il s’entourait après les avoir choisies lors de ses sorties en public.
Briser l’omerta
« Yahya Jammeh a piégé de nombreuses femmes gambiennes, les traitant comme des choses. […] Mais le viol et l’agression sexuelle sont des crimes, et Jammeh n’est pas au dessus des lois », martèle Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch et directeur de l’enquête. Pourtant, parmi les 700 dossiers accumulés par le récent Centre gambien pour les victimes de violations des droits de l’homme, créé en 2017, le nom de Yahya Jammeh n’apparaît jamais. Un silence qui dure depuis trop longtemps selon Toufah Jallow. La jeune femme libère sa parole cinq ans après les faits, et lâche : « je veux faire partie de tout ce qui pourra le faire tomber. »
Il m’a dit que je ne devais le dire à personne, car si je le faisais, j’en subirais les conséquences
Aujourd’hui âgée de 23 ans, Toufah a accepté de raconter son calvaire démarré en 2014, qui l’a amenée à s’exiler au Canada, où elle a obtenu l’asile. C’est après avoir gagné le concours de beauté du 22-Juillet, la fête nationale gambienne, qu’elle a rencontré, avec d’autres candidates, l’ex président.
Pression psychologique et agressions sexuelles
« Il a affirmé que l’objectif de la compétition était de nous permettre de prendre notre vie en main. Il nous a enjoint d’attendre avant de nous marier et de devenir femmes au foyer. Il a dit : “Sinon je l’apprendrai, et je ne serai pas content !” », raconte-t-elle, en expliquant avoir reçu 50 000 GMD (environ 1 250 USD en 2015), un ordinateur et un téléphone portable comme prix. Un téléphone qui, elle le découvrira par la suite, servait en fait à suivre tous ses déplacements.
[VIDÉO] #Gambie - L’ex-président #Jammeh accusé de #viol : le témoignage accablant de l'ex-reine de beauté gambienne Toufah Jallow. S/titres FR. https://t.co/urN2oiKZJP Plus d’infos >> https://t.co/WjQ2NbTxzV @hrw @Trial #Jammeh2Justice pic.twitter.com/tX4AuBXBRK
— HRW en français (@hrw_fr) June 26, 2019
Tu as voulu te la jouer féministe avec moi !
Deux « rencontres privées » entre la jeune fille et le président ont suivi. Mais c’est pendant la cérémonie du début du ramadan que les choses ont réellement basculées. Jammeh – avec l’aide de Jimbee, cousine et complice de l’ex-président – l’aurait enfermée dans un chambre.
« Aucune femme ne m’a jamais rejeté. Alors toi, tu te prends pour qui ? », lui aurait-il alors lancé, avant d’ajouter : « cela aurait pu être si bien, car j’étais amoureux de toi, mais tu as voulu te la jouer féministe avec moi ! » Toufah Jallow raconte alors avoir été droguée. Puis, le viol a suivi. Elle avait 18 ans.
« Il m’a dit que je ne devais le dire à personne, car si je le faisais, j’en subirais les conséquences. Un mois plus tard, Jimbee [Jammeh] m’a demandé de m’installer à la State House », raconte de son côté “Anta”, qui accuse elle aussi Yahya Jammeh de violences sexuelles, tout comme deux autres filles employées à la State House qui ont accepté de parler pour se faire justice.
Les accusations de viol après la chute de Kadhafi
Ce scandale ne peut que rappeler une autre affaire éclatée il y a huit ans en Libye, après la chute de l’ancien guide de la Jamahiriya. L’ancien leader – dont Jammeh était un soutien revendiqué et à qui il a emprunté une part de son discours supposément panafricaniste – apparaissait souvent entouré par les « sœurs de la révolution », des jeunes femmes habillées en tenue militaire. Longtemps considérées comme ses gardes du corps et surnommées « amazones » par la presse étrangère, qui voyait en elles la séduisante image d’une élite exclusivement féminine, ces femmes étaient enrôlées avec un autre objectif.
Le chantage était le même : devenir des esclaves sexuelles en échange d’un bien être jamais choisi. Ce n’est qu’après la chute du colonel, en 2011, que certaines d’entre-elles ont osé briser le silence. Les témoignages glaçants publiés alors dans la presse racontent le calvaire de ces jeunes femmes, exploitées sexuellement pendant plusieurs années et, pour certaines, abusées dès l’âge de 15 ans. Le procureur de la Cour pénale internationale d’alors, Louis Moreno-Ocampo, avait affirmé que des preuves que Kadhafi avait organisé ce système existent.
Qui étaient les Amazones de la garde rapprochée de Kadhafi? https://t.co/ZHn5u0caLq pic.twitter.com/JMCLXhphMG
— Rimweekly (@RIMWEEKLY) June 13, 2016
De la Libye à la Centrafrique, la jurisprudence devant la CPI
C’est pourquoi la Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur ces accusations en février 2011, en pleine guerre civile libyenne. Le 27 juin 2011, la Cour délivrait un mandat d’arrêt contre l’ancien colonel pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, et un chef d’inculpation supplémentaire portant sur les violences sexuelles avait alors été ajouté. Dans ce cadre, le psychologue libyen Seham Sergewa avait été mandaté par la CPI pour mener une enquête focalisée sur ces nombreuses femmes violées par le clan Kadhafi. Si le mandat d’arrêt a finalement été retiré après le décès de Kadhafi, le cas libyen constitue encore un précédent juridiquement important dans le cas où les accusations portées contre Yahya Jammeh seront confirmées.
Et il n’est pas le seul. « Des précédents existent et servent de jurisprudence. En 2001, l’ancien maire rwandais Jean-Paul Akayesu, premier à avoir été condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), avait notamment été reconnu coupable de viol et violences sexuelles, des actes constituant du crime de génocide. Plus récemment, en 2016, le Congolais Jean-Pierre Bemba a été condamné à 18 ans de prison par la CPI pour crime contre l’humanité concernant les viols qu’il a ordonnés en République Centrafricaine », rappelait à Jeune Afrique la juriste internationale Céline Bardet, engagée pour la reconnaissance du viol non seulement comme abus de pouvoir, mais comme véritable arme de guerre. Des charges qui, concernant Jean-Pierre Bemba, ont cependant été levée après son acquittement par la CPI, le 8 juin dernier.
Dans le cas de la Gambie, la Commission vérité, réconciliation et réparation gambienne (TRRC) est en train de constituer de nombreux dossiers pour enquêter sur les violations des droits humains commis pendant les 22 années de pouvoir de Jammeh. Pour le moment, aucune enquête n’a été formellement ouverte sur les accusations de viols. Mais les témoignages des trois femmes pourraient encourager d’autres jeunes à sortir du silence.