Salué pour les réformes entreprises à l’intérieur comme à l’extérieur du pays depuis son arrivée au pouvoir en avril 2018, Abiy Ahmed fait face à l’un de ses plus importants défis depuis son accession à la primature. C’est l’air grave, en treillis militaire, que le Premier ministre éthiopien a pris la parole dans la nuit de samedi à dimanche pour annoncer qu’une tentative de coup d’État avait été perpétrée dans la région d’Amhara, en proie à de nombreuses violences intercommunautaires ces derniers mois.
Quelques heures plus tôt, un groupe d’hommes armés avait ouvert le feu lors d’une réunion entre plusieurs officiels de la région, dans la capitale Bahir Dar, causant la mort du président de l’État régional, Ambachew Mekonnen, de son conseiller, Ezez Wassie et du procureur général local, Migbaru Kebede.
À quelques heures d’intervalle, à Addis-Abeba, le chef d’état-major Seare Mekonnen était assassiné chez lui par un de ses gardes du corps. Il était un des rares généraux du Front populaire de libération du Tigré (TPLF), parti qui dominait la vie politique éthiopienne depuis la chute du Derg communiste en 1991, à soutenir la politique réformiste d’Abiy Ahmed. Une politique qui avait mené à une marginalisation du TPLF dans la coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF).
Si le lien entre ces deux meurtres restent encore difficile à établir, les autorités éthiopiennes ont mis en cause un homme : le général Asaminew Tsige, chef de la sécurité de la région Amhara, connu pour ses positions régionalistes et qui avait été amnistié en février 2018 avant d’être nommé à ce poste en novembre dernier. Arrêté en 2009 et condamné à la détention à perpétuité suite à une tentative de coup d’État à laquelle il était accusé d’avoir collaboré, il a été tué lundi 24 juin, a annoncé la télévision nationale.
Si les circonstances qui ont mené à ces attaques restent floues, Abiy Ahmed, arrivé au pouvoir avec une volonté unioniste, est plus que jamais confronté aux tensions régionales et aux divisions de sa coalition à un an d’élections générales qu’il a promis transparentes. Analyste pour l’International Crisis Group (ICG) et spécialiste de l’Éthiopie, William Davison explique à Jeune Afrique les conséquences de ces attaques.
Peut-on parler d’un coup d’État à l’échelle régionale ? C’est possible, mais il n’y a eu aucun signe clair qui permet de l’appuyer pour l’instant
Jeune Afrique : Peut-on qualifier ce qui s’est passé ce week-end d’une tentative de coup d’État ?
William Davison : Il n’y a aucun élément qui permet de suggérer que ce qui s’est passé ce week-end constituait une action coordonnée dans le but de mener un coup d’État national. Il y a certes eu l’assassinat, à quelques heures d’écart, de deux figures importantes de l’ère Abiy Ahmed, mais au-delà de ces deux attaques nous n’avons pas assister aux signes classiques d’un coup d’État, comme le contrôle des rues par une armée, la saisie des bâtiments officiels ou encore la prise de contrôle des moyens de communication (radios, télévisions).
Peut-on alors parler d’un coup d’État à l’échelle régionale ? C’est possible dans la mesure où Asaminew Tsige voulait prendre le pouvoir, mais il n’y a eu aucun signe clair qui permet de l’appuyer pour l’instant.
Il n’y a pas suffisamment d’éléments pour dire que derrière le cas de Seare Mekonnen, c’est le Premier ministre lui-même qui était visé
Abiy Ahmed était-il indirectement visé par ces attaques contre deux de ses proches ?
Ambachew Mekonnen et Seare Mekonnen était deux proches d’Abiy Ahmed, très expérimentés et qui jouaient très peu sur la carte ethnique. Seare Mekonnen était Tigréen et a été un des rares, dans cette région, à soutenir les réformes d’Abiy Ahmed, qui l’a promu au poste stratégique de chef d’état-major à un moment où les Tigréens protestent contre le pouvoir d’Abiy Ahmed. Pour autant il n’y a pas suffisamment d’éléments pour dire que derrière son cas, c’est le Premier ministre lui-même qui était visé.
Pour ce qui est de l’assassinat du président de la région Amhara, il semble plus vraisemblable que nous ayons à faire à une lutte de pouvoir régionale alors qu’Asaminew Tsige devenait de plus en plus encombrant pour le pouvoir.
Est-il surprenant que de tels événements surviennent dans l’État régional Amhara ?
Jusqu’à présent, le Tigré a été au centre de toutes les attentions parce que l’arrivée d’Abiy Ahmed a mené à un important recul de l’emprise que le TPLF, le parti de la région, avait sur le pouvoir depuis 1991. Mais ça ne signifie en aucun cas qu’il n’y a pas de mécontentement ailleurs dans le pays. Le mouvement d’opposition en région Amhara est très fort depuis 2016 avec de nombreuses revendications sur l’accaparement des territoires et la corruption notamment.
L’essor de l’ethnonationalisme dans l’État régional a en quelque sorte été négligé par le gouvernement fédéral. C’est en partie pour répondre à ces revendications nationalistes que le Mouvement national démocratique Amhara (ANDM) avait acté la nomination d’Asaminew Tsige, comme chef de la sécurité de la région. Mais pour l’opposition modéré dans l’État Amhara, ce choix est vite apparu comme risqué.

Les forces de sécurité montent la garde sur la place Meskel, dans le centre-ville d'Addis-Abeba, en Éthiopie, dimanche 23 juin 2019, après la tentative de coup d'État.. © Mulugeta Ayene/AP/SIPA
N’est-ce pas un désaveu pour le discours unioniste d’Abiy Ahmed ?
Abiy Ahmed a axé une partie de son discours sur l’unité nationale mais il ne faut pas oublier qu’il a aussi fait la promotion d’une plus grande ouverture politique et de plus d’autonomie pour les États régionaux. Avec la mise à l’écart du TPLF, l’ANDM a l’occasion d’occuper un rôle plus important dans la coalition. Seulement, au sein de la région, le parti fait l’objet d’accusations de corruption et on lui reproche de ne pas défendre pleinement les intérêts de la population Amhara. La nomination de Tsige en novembre s’est faite dans cet objectif, donner plus de garanties à l’opposition en nommant un homme connu pour ses positions nationalistes.
Il y a chez les Amharas, depuis le début des années 1990, le sentiment d’avoir été laissé de côté dans la mise en place du fédéralisme en Éthiopie
Y-a-t-il le sentiment en région Amhara d’être tenu à l’écart des réformes ?
Ce mécontentement de l’État d’Amhara ne date pas de l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, ni même des trois dernières années. Il y a chez les Amharas, depuis le début des années 1990, le sentiment d’avoir été laissé de côté dans la mise en place du fédéralisme en Éthiopie, de ne pas avoir eu leur juste part du gâteau, que ça soit en termes de budget ou d’infrastructures.
L’impression d’avoir été discriminés pendant toutes ces années est forte en Amhara. L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed et toutes les promesses qu’il a faites n’ont pas permis de diminuer la frustration pour le moment.
Si les conditions pour un scrutin fiable et transparent ne sont pas réunies, il n’aura d’autre choix que de repousser les élections
Y-a-t-il un risque d’embrasement à un an des élections ?
Cela fait un moment que l’Éthiopie est confronté à ce risque et il est clair que les récents événements ne vont pas faciliter une sortie de crise. Cela pourrait aussi renforcer les divisions au sein de la coalition. Au fond, ces événements montrent surtout l’étendue des divisions au sein de la coalition.
Abiy Ahmed doit désormais reprendre le contrôle de la situation, le président de la région va être remplacé et le chef de la sécurité, qui a été tué, aussi. Sa réponse doit être politique et non répressive. À un an des élections et alors qu’il y a déjà des retards dans les préparatifs, cette nouvelle crise n’aide pas. Si les conditions pour un scrutin fiable et transparent ne sont pas réunies, Abiy Ahmed n’aura d’autre choix que de repousser les élections.