
Des jeunes étudiantes d'une école de Bamenda, située en zone anglophone au Cameroun (Illustration). © Flickr/CC/Alberto Vaccaro
Confronté à un afflux de personnes victimes de viols dans les régions anglophones, un médecin, dont l’hôpital se situe dans une zone contrôlée par les séparatistes, tire la sonnette d’alarme et appelle les autorités politiques du pays à mettre en place des « mesures exceptionnelles ».
Les femmes paient le prix fort de la guerre qui oppose l’armée camerounaise aux séparatistes anglophones dans les provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Patron d’un hôpital situé derrière les lignes séparatistes, un docteur – qui, pour des raisons de sécurité, a préféré garder l’anonymat – tire la sonnette d’alarme face à l’afflux de femmes violées.
Jeune Afrique : Il y a-t-il un lien entre le conflit et l’augmentation des cas de viol ?
Je n’ai aucun doute sur ce point parce que ce phénomène nous est arrivé avec la guerre. Je voudrais ici tirer la sonnette d’alarme à la place des victimes, qui auraient déjà pu le faire elles-mêmes si elles n’avaient pas peur. Je ne vous apprends rien, les représailles pourraient être violentes contre elles. Et contre moi-même.
L’afflux des victimes est alarmant
De quoi s’agit-il exactement ?
Les cas qui se présentent dans nos hôpitaux ne sont pas représentatifs de ce qui se passe sur le terrain. J’imagine que beaucoup de victimes ne viennent pas à l’hôpital. Elles ne parlent pas de ce qui leur est arrivé. Certaines ne sont venues que parce qu’elles craignaient une contamination par une maladie sexuellement transmissible. Elles viennent pour bénéficier d’un traitement. Nous n’avons aucun moyen d’évaluer l’ampleur du problème, même si l’afflux des victimes est alarmant.
Est-ce que les filles abusées acceptent de se confier ?
Quelques fois. Pour la plupart des cas, les viols se produisent pendant les journées « villes mortes », quand les rues sont désertes, à l’exception des militaires et des Amba Boys [les combattants d’une milice séparatiste, ndlr]. Les femmes qui se retrouvent dehors à ce moment-là sont des cibles. Il y a aussi le cas des gardes à vue abusives suite à un contrôle d’identité. Les victimes sont des jeunes femmes âgées de moins de 16 ans, l’âge légal qui rend obligatoire la possession d’une carte d’identité nationale. Lorsqu’elles sont contrôlées, les gendarmes doutent de l’âge que ces adolescentes donnent et menacent de les placer en garde à vue, non sans leur proposer un marché : on la laisse rentrer chez elle en échange de rapports sexuels.

Des membres du Bataillon d'intervention rapide (BIR), à Ekona, près de Buea, en octobre 2018. © REUTERS/Zohra Bensemra
Quand les femmes victimes de viols arrivent chez vous, comment sont-elles prises en charge ?
Le protocole est clair. Quand elles se présentent, il faut s’assurer qu’elles ne tomberont pas enceintes. Il faut donc leur administrer, s’il y a lieu, une contraception d’urgence (pilule du lendemain). Nous devons nous assurer qu’elles ne contactent par le VIH ou une autre maladie sexuellement transmissible, par un traitement préventif approprié.
Tous ces médicaments ne sont pas toujours disponibles dans les hôpitaux de la région
Le problème est que tous ces médicaments ne sont pas toujours disponibles dans les hôpitaux de la région. Contre le VIH, c’est gratuit et souvent disponible mais contre les hépatites, nous sommes souvent dépourvus. Je souhaite que le ministère de la Santé publique mette à disposition un Package gratuit pour les femmes violées. Nous vivons une situation exceptionnelle, je préconise des mesures exceptionnelles.
Les victimes bénéficient-elles d’un accompagnement psychologique ?
Nous n’avons aucun moyen d’assurer ce suivi psychologique alors que les femmes violées en ont besoin. Cet aspect ne peut pas être négligé parce que ces femmes souffrent d’un syndrome post-traumatique. Nous n’avons pas d’expertise dans ce domaine.
Aucune autorité locale n’accepte de mentionner dans un rapport la multiplication des violences sexuelles
Avez-vous informé les autorités politiques de cette situation ?
C’est compliqué. Quand nous en parlons lors des réunions que nous tenons avec les autorités administratives locales [régions et départements, ndlr], il y a une gêne. On comprend que la multiplication des violences sexuelles nous choque mais aucune autorité locale n’accepte de la mentionner dans un rapport. Parce que, disent-ils, si un rapport remonte avec de telles informations, le délégué régional du ministère de la Santé publique aura des problèmes à Yaoundé.
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Bénéficiez-vous d’une aide ?
J’ai approché Médecins sans frontières pour leur parler de la situation à laquelle je faisais face. J’ai insisté pour qu’ils viennent sur place. Ils sont venus et ont prodigué des formations à mon équipe, aux infirmiers et aux personnels d’appui. Médecins sans frontières a d’ailleurs accru leur assistance ces derniers mois. Leur aide nous est précieuse.

Une vue de Molyko, l'une des principales artères de la ville de Buea, le 7 octobre 2018, jour de l'élection présidentielle. © Franck Foute pour Jeune Afrique
C’est vous qui soignez les Amba Boys, n’est-ce pas ? On peut vous tuer tout de suite ou alors un de ces jours
À part les viols, quelles sont les difficultés auxquelles vous faites face dans l’exercice de votre profession ?
Mon hôpital se situe dans une zone contrôlée par les Amba Boys. Il y a quelques semaines, il y a eu un afflux de déplacés vers notre zone parce qu’elles fuyaient les exactions des militaires. Certains sont arrivés là parce que leur maison avait été brûlée par l’armée. La plupart des autres hôpitaux sont situés dans des zones contrôlées par les séparatistes. C’est donc dans nos hôpitaux que les séparatistes viennent soigner leurs blessés. Devrions-nous refuser de leur prodiguer des soins parce que Yaoundé les prend pour des terroristes ?
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Craignez-vous des représailles de la part des militaires ?
Nous avons déjà été menacés. Cela arrive dans les barrages de l’armée. Un soir, quand je me suis présenté, ils m’ont menacé. « C’est vous qui soignez les Amba Boys, n’est-ce pas ? On peut vous tuer tout de suite ou alors un de ces jours, on fera une descente dans votre hôpital si vous n’arrêtez pas de les soigner», ont-ils dit. J’ai eu la peur de ma vie. Ils étaient visiblement drogués. J’ai eu le sentiment d’avoir frôlé la mort.
Avez-vous cessé de soigner les séparatistes ?
Pas du tout. Je ne renierai jamais mon serment. Je ne peux pas faiblir devant mes équipes. D’autant qu’un jeune médecin francophone vient d’arriver et travaille sous mes ordres. Il lui arrive de travailler cinq jour d’affilée sans rentrer chez lui. Son ardeur au travail me galvanise.
Ce sont les civils qui sont le plus touchés
Combien de personnes blessées soignez-vous par jour ?
Difficile de répondre à la question parce qu’il y a des jours où il n’y a pas de blessés liés au conflit. Parfois, ils arrivent, nombreux et nous sommes débordés. Des fois, ça tire pendant toute la journée mais nous n’accueillons que deux blessés. Mais quelques jours plus tard, nous voyons arriver des civils blessées suite aux représailles. C’est ainsi : la plupart des blessés ne sont ni les militaires ni les séparatistes armés. Ce sont les civils qui sont le plus touchés parce que les deux parties les prennent pour cible lorsqu’ils sont soupçonnés d’avoir collaboré avec l’une ou l’autre des parties.
Vous arrive-t-il d’avoir envie de partir ?
Définitivement oui. Je ne veux plus infliger cette vie de terreur à ma famille. Je vis dans une zone contrôlée par les séparatistes. Je suis obligé d’enseigner à mes enfants moi-même à la maison parce qu’il est trop dangereux de les envoyer à l’école. Lorsque vous les y accompagnez, vous êtes obligés de dissimuler leurs cartables dans des sacs cabas pour ne pas fâcher les Amba Boys qui ne veulent pas que les écoles ouvrent. A fortiori lorsqu’ils décident d’imposer des « villes mortes ». Si vous persistez à envoyer vos enfants à l’école, les Amba Boys vous attaquent. Écoles qui, du reste, sont loin de fonctionner normalement.
L’armée assure qu’elle protège les écoles…
C’est faux. Si c’est l’armée qui le dit, alors je comprends que la population doute de la sincérité des autorités. Je dirais même qu’ils font tout pour que les écoles ne fonctionnent pas. Mes collègues de l’hôpital peuvent en témoigner. Aucune école, collège, lycée, ne bénéficie de la protection de l’armée ou de la gendarmerie. Quand les Amba Boys attaquent des établissements d’enseignement, enlèvent des élèves, où est l’armée ?
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