Politique

Crise anglophone au Cameroun : les sécessionnistes divisés à l’orée d’un dialogue avec le gouvernement

À Genève comme à Yaoundé, les groupes sécessionnistes se disent prêts à négocier avec le gouvernement camerounais au sujet de la crise anglophone. Une volonté commune affichée, qui masque pourtant de profondes dissonances entre les acteurs qui parleront au nom de « l’Ambazonie ».

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Par - à Yaoundé
Mis à jour le 12 novembre 2019 à 16:04

Des membres du Bataillon d’intervention rapide (BIR), à Ekona, près de Buea, en octobre 2018. © REUTERS/Zohra Bensemra

Ils n’ont pas attendu le signal de Sisiku Ayuk Tabe – président de l’autoproclamée « République d’Ambazonie » – pour réagir à la main tendue par le Premier ministre camerounais Joseph Dion Ngute, lors de sa récente tournée dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Le 28 mai dernier, onze groupes sécessionnistes affirmaient au terme d’une réunion à Genève, « leur disponibilité à s’engager dans une négociation [avec les autorités camerounaises] sous la médiation d’une tierce partie », damant ainsi le pion aux leaders séparatistes emprisonnés à Yaoundé, qui n’ont pu apposer leur signature sur le document final que le 2 juin dernier.

Les différents groupes sécessionnistes partagent certes les conditions préalables à la tenue du dialogue qui ont été émises au cours du meeting de Genève. Il s’agit notamment de la libération des prisonniers liés à la crise, du retrait de l’armée de la zone de conflit, du choix d’un pays neutre où se tiendront les discussions avec la présence de médiateurs internationaux, dont l’ONU. Mais sous cette unité de façade, une profonde crise interne secoue le mouvement indépendantiste, qui semble désormais proche de l’implosion.


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Soupçons de détournements

Depuis sa cellule à la prison principale de Kondengui, le leader séparatiste Sisiku Ayuk Tabe fait, en effet, face à une fronde persistante menée par le Dr Samuel Ikome Sako. Un consultant en sécurité et activiste sécessionniste notoire installé aux États-Unis, qu’il avait désigné comme son intérimaire après son arrestation au Nigeria et son incarcération en janvier 2018.

Sisiku Ayuk Tabe, président éphémère de la République d’Ambazonie. © DR / Copie d’écran Youtube

Sisiku Ayuk Tabe, président éphémère de la République d’Ambazonie. © DR / Copie d’écran Youtube

Le 2 mai, Sisiku Ayuk Tabe a entrepris de dissoudre le gouvernement dirigé par Samuel Ikome Sako

À l’origine de la discorde, la gestion de l’opération « My trip to Buea ». Une vaste campagne de crowdfunding lancée en mars 2018 par Samuel Ikome Sako, avec pour but de financer le lobbying international de l’« Ambazonie », ainsi que l’assistance humanitaire et logistique des groupes armés sur le terrain.

« Deux millions de dollars de budget étaient annoncés, mais on ne sait pas avec exactitude le montant récolté au cours de l’opération », renseigne Elvis Fombe, un journaliste anglophone basé à Buea. Une opacité qui n’a pas manqué d’attirer l’attention des donateurs, mais aussi de Sisiku Ayuk Tabe, qui, dès son transfert du Secrétariat d’État à la Défense (SED) pour la prison de Kondengui en novembre 2018, a commandité un audit externe sur la gestion desdits fonds.


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« Les conclusions étaient graves. Samuel Ikome Sako a été accusé d’avoir utilisé l’argent collecté au sein de la diaspora pour ses besoins personnels, précise le journaliste. On parle du financement des anniversaires des membres de sa famille, ou encore de l’acquisition d’un nouvel appartement dans un quartier chic aux États-Unis. Il a cependant nié ces accusations qu’il justifie par le fait qu’il a dû renforcer sa sécurité personnelle ».

Un poste de contrôle sur la route Douala - Buea, à quelques kilomètres de la ville, durant l'opération "ville morte" fin juillet 2018. © Franck Foute pour JA

Un poste de contrôle sur la route Douala - Buea, à quelques kilomètres de la ville, durant l'opération "ville morte" fin juillet 2018. © Franck Foute pour JA

« Sisiku Ayuk Tabe s’est compromis »

Le 2 mai dernier, Sisiku Ayuk Tabe a entrepris de dissoudre le gouvernement dirigé par Samuel Ikome Sako, à travers une lettre rendue publique par ses proches. Mais loin de calmer les esprits, cette décision a plutôt eu un effet de boomerang. Chris Anu, l’un des membres du gouvernement démis, a réuni une centaine d’activistes sécessionnistes de la diaspora, pour demander l’ouverture d’une enquête vis-à-vis de Sisiku Ayuk Tabe. Il accuse ce dernier d’avoir noué des contacts avec Samuel Mvondo Ayolo, le directeur du cabinet civil de la présidence de la République, avec qui il aurait pris des engagements.

« Sisiku Ayuk Tabe s’est compromis. Qu’il dise aux Ambazoniens le contenu de ses échanges avec le directeur du cabinet civil », a ainsi affirmé Me Fru John Nsoh, l’un des avocats de sa défense qui soutient cette thèse. « Je continuerai de le défendre car c’est mon devoir. Bien qu’il me cache désormais certains documents », ajoutait-il.

Deux blocs se sont créés au sein du mouvement séparatiste, et se regardent désormais en chiens de faïence. La guerre de leadership qui oppose les chefs se ressent également sur le terrain, où des groupes séparatistes s’affrontent régulièrement en raison des divergences de points de vue. Une situation qui complexifie davantage la crise, et rend difficile le dialogue souhaité par tous les acteurs.

« C’est le moment de donner une chance à la All Anglophone Conference du cardinal Tumi, car cela permettra de déterminer ceux qui parleront au nom des anglophones », indique pour sa part Eric Leonel Loumou, spécialiste en communication, notamment conseiller d’Akere Muna, avocat anglophone et figure de la lutte anticorruption. L’agenda reste cependant entre les mains des autorités de Yaoundé, qui n’ont pour le moment initié aucune action dans ce sens, malgré la recrudescence des violences sur le terrain.