Jeudi soir, la porte-parole du gouvernement, Nanette Longa-Makinda, annonçait la « suspension de leurs fonctions et responsabilités à titre conservatoire » de plus d’une dizaine de cadres, au vu de leurs « complicités actives et passives intolérables » dans le cadre d’une vaste enquête sur un trafic de kevazingo, un bois précieux semblable au bois de rose. Récemment, 353 containers « placés sous mains de justice » depuis fin février-début mars ont disparu de leur site d’entreposage.
Parmi les responsables sanctionnés, Serge Rufin Okana, secrétaire général du ministère des Eaux et Forêts, Lucrèce Badjina, directrice générale de la Forêt, Pierre-Claver Mfouba, directeur du cabinet du ministre de l’Économie, Jeannot Kalima, secrétaire général de ce même ministère, ou encore Dieudonné Lewamouho Obissa, directeur général des Douanes et des droits indirects de la province de l’Estuaire.
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Les sanctions se multiplient alors que l’enquête, confiée au service de contre-ingérence du B2, la Direction générale de la sécurité militaire, n’est pas encore arrivée à son terme. Deux hauts fonctionnaires ont déjà été incarcérés en mars à la prison centrale de Libreville. Il s’agit du colonel René Mboukou, directeur provincial des Eaux et Forêts de l’Estuaire, ainsi que Richard Lenguiessi, commandant de brigade du port à bois d’Owendo, placés sous mandat de dépôt suite à la découverte, fin février et début mars lors d’opérations de l’Organisation mondiale des douanes (OMD), de kevazingo dans les sites d’entreposage des sociétés Yuntung International et 3C Transit au port d’Owendo.
Plusieurs opérateurs chinois et un Camerounais avaient également été interpellés après la saisie de ces 5 000 mètres cubes de kevazingo, qui avaient été « placés sous mains de justice » avant de disparaître de leur site d’entreposage. Le chef présumé du réseau, François Wu, de son vrai nom Wu Jufeng, identifié récemment, est toujours recherché par la justice gabonaise, qui continue d’arrêter toute personne suspectée d’être liée au trafic.
Un trafic qui fait rage depuis 2010
Jusqu’où ira la justice gabonaise ? « Les membres du gouvernement qui seraient impliqués dans cette affaire sont invités à en tirer les conséquences qui s’imposent », lançait jeudi la porte-parole du gouvernement. Certains titres de presse gabonais ont avancé quelques noms de ministres supposément impliqués, mais aucun de ces derniers n’a pour le moment réagi.
Si la disparition de 353 containers – dont 200 ont été entre-temps « localisés » dans un autre entrepôt – a surpris l’opinion, elle est à replacer dans le contexte d’un vaste trafic de bois qui existe depuis des années au Gabon, soulignent les connaisseurs du secteur forestier. Dès 2010, des opérateurs asiatiques ont commencé à s’intéresser au bois précieux et robuste qu’est le kevazingo, très prisé en Chine et au Japon. Le prix d’un mètre cube de ce bois précieux oscille ainsi, en fonction de sa qualité, entre 400 000 FCFA (environ 610 euros) et 1,2 million de FCFA (1 800 euros).
Souvent, les containers sont déjà fermés à l’avance et les agents ne prennent pas la peine de les vérifier, ce qui laisse supposer un manque de transparence
Pour contrer le trafic naissant, les lois sont devenues restrictives sur l’exploitation de cette ressource. En juin 2014, les autorités ont requis une « autorisation spéciale pour l’exportation des produits transformés de kevazingo ». L’année suivante, Libreville a suspendu purement et simplement l’exportation de ce bois précieux, avant de l’autoriser de nouveau en 2016, à la condition d’être transformé en meuble ou autres objets mobiliers au Gabon. Depuis un an, le gouvernement a impulsé des mesures plus fortes, interdisant la coupe du kevazingo en mars 2018, tout en autorisant la récupération du bois « saisi ou abandonné ».
Au port, la fraude s’effectue surtout au moment du contrôle des containers. La loi prévoit en effet que l’Agence gabonaise de sécurité alimentaire (Agasa) établisse un certificat phytosanitaire, que les agents des Eaux et Forêts vérifient les essences, et que la douane signe les autorisations d’export. « Souvent, les containers sont déjà fermés à l’avance et les agents ne prennent pas la peine de les vérifier, ce qui laisse supposer un manque de transparence », explicite un défenseur de l’environnement.
L’activité du port d’Owendo ralentie
Dans l’affaire des 5 000 mètres cubes de kevazingo découverts au port d’Owendo, les bois sur le site de Yuntung International appartenaient aux sociétés chinoises « Z » et « W », Super bois du Gabon (SBG), ainsi qu’à l’entreprise Ying Sheng Bois du Gabon (YSBG), selon une source proche de l’enquête. Sur le site de 3C Transit, les « bois frauduleux » étaient la propriété d’INBG, notamment des bois en équaris de padouk, kevazingo et okoumé – mais beaucoup de containers renfermant uniquement du kezavingo n’avaient pas de nom de compagnie inscrits dessus. Toutes ces ressources étaient stockées après de fausses déclarations.
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Le directeur de 3C Transit, Wu Jufeng, aurait servi d’intermédiaire à l’export du bois, selon des informations obtenues par Jeune Afrique. L’homme, désormais recherché par la justice gabonaise, serait depuis plusieurs années impliqué dans le trafic forestier, et en particulier celui du kevazingo extrait sur le sol national, a-t-on appris de mêmes sources. En 2016, 3C Transit avait pourtant reçu une autorisation de « stockage de de manutention des containers » de la part du gouvernement gabonais, selon un document officiel que nous avons pu consulter.
Depuis ce scandale, l’activité du port tourne au ralenti, notamment dans le secteur forestier, du fait des récentes interpellations d’agents qui ne peuvent plus délivrer de cachets pour l’export. D’après l’Union des forestiers industriels du Gabon et aménagistes (Ufiga), certaines sociétés forestières pourraient bientôt prendre des mesures de mise au chômage technique.