Le Palais des sports de Radès, censé accueillir le congrès constitutif de Tahya Tounes, n’était même pas à moitié plein ce dimanche 28 avril, lorsque ses organisateurs ont annoncé l’annulation et le report de l’événement au 1er mai. Ils ont toutefois laissé le temps à des militants de s’installer dans les gradins, et attendu que le parterre se remplisse de personnalités mais aussi de journalistes pour médiatiser ce petit coup de théâtre.
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Le matin même, le parti assurait déjà avoir annulé l’aspect festif de ce grand meeting, à la suite de deux accidents survenus la veille : celui de Sabala, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, dans lequel 12 ouvriers agricoles ont été tués et 21 autres blessés sur la route des champs, suivi d’un deuxième drame similaire à Foussana (gouvernorat de Kasserine) qui a, quant à lui, blessé une quinzaine d’ouvrières.
Publiée par Amor Sellemi sur Samedi 27 avril 2019
Tensions sociales
L’épisode a suscité une vive émotion, si bien que le foulard à fleurs des ouvrières est devenu un symbole sur les réseaux sociaux. Malgré l’absence de deuil national, toute forme de festivités sur l’avenue Bourguiba a été proscrite par le gouverneur de Tunis. Une grève générale était prévue ce lundi 29 avril dans la région de Sidi Bouzid, afin de réclamer des conditions de transport plus sûres pour ces travailleurs ruraux, souvent convoyés sur leur lieu de travail à l’arrière de pick-up surchargés.
Youssef Chahed, qui devait être ici, nous a demandé en personne d’annuler exceptionnellement cet événement
Un climat explosif pour les dirigeants du pays. Est-ce un hasard si l’ordre de report de ce congrès politique est venu de Youssef Chahed (pour qui et autour de qui ce jeune parti a été créé en janvier dernier, sans qu’il en soit pour autant officiellement membre), en déplacement justement à Sidi Bouzid après ces accidents ?
« Le chef du gouvernement, qui devait être ici, nous a demandé en personne d’annuler exceptionnellement cet événement, car là-bas les familles des victimes sont toujours en train d’enterrer leurs proches », a déclaré sur scène Selim Azzabi, coordinateur général du parti, après une minute de silence en leur hommage. Des arguments sensés mais une annonce tardive.
Une annulation qui tombe à pic ?
Le fait que l’annulation se fasse à la dernière minute en a en tout cas surpris plus d’un, au point de se demander si la salle n’était pas trop vide pour poursuivre la tenue de l’événement.
« Je fais partie de ceux qui ont demandé ce report, mais il était trop tard ce dimanche pour fermer complètement les portes. Il fallait laisser les gens qui avaient fait le déplacement venir dans ce stade pour s’assurer de faire passer le message à tout le monde », assure le député Souhail Alouini, membre du groupe Coalition nationale, bras de Tahya Tounes à l’Assemblée. Pour justifier les places vides dans les gradins, les cadres du parti assurent que d’autres participants ont pu être prévenus en amont de l’annulation de ce meeting, et ne sont donc finalement pas venus.
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« Je ne suis pas déçu. Au contraire, c’est logique que ce soit reporté, affirmait sur place Sofiene Ben Amor, membre du comité local de Tahya Tounes à Nabeul, qui avait fait le déplacement aux cotés de nombreux jeunes – dont l’âge était bien en deçà de la majorité. Nous étions beaucoup à être venus, mais mercredi nous serons encore plus nombreux car le 1er mai, jour de la fête du travail, est férié. »
Les responsables politiques pointés du doigt
« Le message envoyé à la Tunisie, c’est que Tahya n’est pas comme les autres partis, a encore insisté Selim Azzabi. Nous sommes avec tous les citoyens qui souffrent. » Comme un écho à l’antienne « la Tunisie avant les partis », maintes fois répétée dans les rangs de la formation, afin d’essayer de se démarquer d’une classe politique décriée pour ses guerres intestines et son manque d’action.
Quelles que soient les intentions de Tahya Tounes derrière cette annonce, la marginalisation des régions de l’intérieur est devenue un sujet de campagne incontournable dans la perspective des élections de l’automne prochain. Des scrutins pour lesquels les préoccupations économiques seront probablement au cœur des enjeux. Après des années de querelles idéologiques autour des questions de religion, c’est désormais sur ce point que la stratégie des partis semble attendue.
C’est fou qu’il n’y ait pas eu de démissions ou de limogeages au sein des ministères après ces drames. Nous n’avons pas tiré de leçons du passé
Pourtant, de nombreux Tunisiens pointent la responsabilité du gouvernement dans ces accidents « prévisibles ». « C’est fou qu’il n’y ait pas eu de démissions ou de limogeages au sein des ministères après ces drames. Cette politique est incompréhensible. Nous n’avons pas tiré de leçons du passé », dénonçait ainsi dimanche après-midi sur sa page Facebook l’ex-ministre Nooman Ferhi.
Un protocole d’accord signé en octobre 2016 entre le ministère de la Femme, l’Utica (patronat), l’Utap (union agricole) et l’UGTT (centrale syndicale) a aussi resurgi sur les réseaux sociaux. Censée mettre en place une commission consacrée au problème du transport des ouvriers agricoles, la commission avait un mois pour rendre ses travaux et préparer un cahier des charges. Beaucoup d’internautes se demandent dès lors pourquoi davantage d’avancées n’ont pas été constatées sur le terrain, criant à l’opportunisme et à la récupération politique.
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Publiée par Hatem Ben Yacoub sur Samedi 27 avril 2019
Premières dissensions à Tahya Tounes ?
Au-delà de ce contexte prioritaire et brûlant, les élucubrations vont bon train. Youssef Chahed était censé venir à ce congrès en tant que chef du gouvernement, et non pas homme d’un parti que beaucoup accusent de se servir de l’appareil d’État pour gagner la course aux élections. Un éventuel discours de sa part lors de ce congrès aurait pu être mal interprété dans le contexte actuel et perçu comme indécent, ce qui pourrait expliquer ce report stratégique.
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Autre hypothèse : une guerre de clans pourrait déjà se jouer au sein de ce jeune parti, qui a pourtant promis de se démarquer des écueils de ses aînés. Des figures des listes concurrentes de celles de Selim Azzabi, qui est parvenu à regrouper cent personnes derrière lui et à être nommé par consensus, ont-elles tourné les talons à la dernière minute ? Des cadres de l’ancien régime ont-ils été évincés, comme l’affirment des sites d’information tunisiens ?
La suspicion planait dans la salle de presse, dans laquelle un briefing s’est tenu après ce report. Il n’y a aucune dissension interne, ont tranché les organisateurs. Mais la formation a pris le risque de garder le suspense jusqu’à mercredi, car outre sa motion politique et son règlement intérieur, le dévoilement de la composition finale de ses structures est toujours attendu.