C’était l’une des revendications des manifestants algériens. La lutte contre la corruption a été reprise à son compte par le pouvoir, l’injonction est même venue des autorités militaires. Le vice-ministre de la Défense et chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, a promis que toutes les personnes impliquées dans des affaires de corruption seraient poursuivies en justice.
Ces déclarations relèvent-elles d’une véritable volonté d’en finir avec les habitudes d’un système, ou bien d’une récupération pour l’exemple, voire d’une chasse aux sorcières pour régler des comptes ? La rue est d’autant plus sceptique que vingt ans plus tôt, Abdelaziz Bouteflika en avait déjà fait une promesse de campagne. Or, depuis les liens entre business, commandes publiques et pouvoir n’ont fait que se renforcer.
Pour l’instant, des poursuites ont été engagées à l’encontre de quatorze hommes d’affaires empêchés de quitter le territoire via la frontière tunisienne ou via leurs avions privés. Deux d’entre eux ont été incarcérés – dont Ali Haddad, PDG du groupe ETRHB et ancien président du Forum des chefs d’entreprise (FCE, syndicat patronal) et Issad Rebrab, PDG du premier groupe privé du pays, Cevital – et trois placés en garde à vue. Les mesures devraient s’étendre aux vieux dossiers, dont celui de la Sonatrach (entreprise d’hydrocarbures) et autres affaires ayant entraîné des pertes pour le Trésor public.
Une justice sélective
Pourquoi agir maintenant ? Pour certains, la démarche tardive fleure bon l’opportunisme politique et la purge. « La justice, qui a recouvert ses pleines prérogatives, agira en toute liberté, sans contraintes aucunes, sans pressions ni ordres, pour entamer des poursuites judiciaires contre toute la bande impliquée dans les affaires de détournement des fonds publics et d’abus de pouvoir pour s’enrichir illégalement », a pourtant assuré le chef d’état-major. Au-delà de la crédibilité de sa volonté politique, l’annonce est-elle tout simplement cohérente et applicable ?
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Non, à en croire les détracteurs du cadre légal actuel qui ne permettrait pas de tout aplanir. L’Algérie a certes ratifié en 2004 la convention de l’ONU en la matière. Elle a ensuite créé en 2006 un Organe national de prévention et de lutte contre la corruption (ONPLC), qui mène des actions de formation et de sensibilisation, ou rédige encore des rapports, mais beaucoup y voient une coquille vide. D’autres institutions ont tout simplement été dissoutes tel l’Office central de répression de la corruption (OCRC) créé en 2010 et fermé fin 2018 pour être remplacé par un pôle financier annoncé en février 2019, qui n’est pas encore effectif. « Il reste des zones de flou, on ne sait pas s’il aura les moyens de ses ambitions, et il n’y pas de garantie d’indépendance puisque ses magistrats dépendent du ministère de la Justice, pareil pour l’ONPLC dont les membres sont nommés par décret présidentiel », souligne Malik Boumediene, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Toulouse.
« L’exécutif s’est servi du Conseil supérieur de la magistrature et du Parlement, devenu une chambre d’enregistrement et un pur produit de la corruption politique, pour rédiger des textes controversés », regrette Halim Feddal, secrétaire général de l’Association nationale de lutte contre la corruption (ANLC). Les délais de prescription sont ainsi passés à trois ans et ne relèvent plus que du pénal.
Les lanceurs d’alerte, eux, ne se sentent pas protégés, malgré là encore un cadre légal censé incriminer intimidations et vengeances à l’égard des dénonciateurs et la protection de l’identité des témoins dans les affaires de corruption. Un cadre très insuffisant selon des témoins ayant eux-mêmes été limogés, dont s’est d’ailleurs alarmée la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF).
Quant à la fuite des capitaux, l’ANLC dénonce « une hémorragie depuis l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika et des mesures pour légaliser le transfert d’argent sale », comme le règlement 14-04 fixant les conditions de transfert de capitaux à l’étranger au titre d’investissement. Ou encore une note de la Banque centrale datant du 19 juin 2018, relative à l’épargne en devises des particuliers stipulant que les banques de la place sont invitées à dispenser le client de l’exigence, lors du dépôt de fonds en devises auprès de leurs guichets, des justificatifs, au-delà de ceux relatifs à son identité… Une note perçue comme contradictoire avec la loi anti-blanchiment. Des amendements au Code de procédure pénale ont également été perçus comme taillés sur mesure pour atténuer les peines des personnes impliquées dans le scandale de la Sonatrach. Le cadre légal irait donc dans les intérêts des entreprises et hommes d’affaires « connectés » au pouvoir.
« Nous pensons qu’il faut compiler des dossiers de corruption mais qu’ils ne devraient pas être traités maintenant. Il faut d’abord changer toute la réglementation permissive qui la régit, sinon il y a un risque de politisation des affaires ciblées contre tel ou tel clan, et nous ne voulons pas d’une lutte contre la corruption sélective », conclut Halim Feddal.
Contre-exemples tunisiens
Pour trouver des pistes de réforme, et éviter les fausses pistes, les yeux se tournent vers le voisin tunisien, classé par l’organisation Transparency International 73ème sur 180, loin devant l’Algérie, 105ème. Là aussi, les citoyens dénonçaient durant le soulèvement de 2011 un clan, celui de la famille Ben Ali-Trabelsi. Leur chute n’aura pas pour autant mis fin à ce phénomène. Le pays a, certes, bâti un véritable plan de lutte contre ce fléau, mais les avancées sont lentes et la méfiance encore de mise. La corruption se serait même « démocratisée après la révolution », selon un ancien haut fonctionnaire chargé de lutter contre ce fléau.
Qu’en est-il resté après les slogans et les déclarations d’intention ? Une stratégie nationale de bonne gouvernance a été adoptée, une Instance nationale de lutte contre ce fléau (INLUCC) créée avec un numéro vert pour dénoncer des faits de corruption. Une loi relative à la protection des lanceurs d’alerte a même été ratifiée en mars 2017, mais ses décrets d’application se font toujours attendre. Une autre encadrant la déclaration de patrimoine, l’enrichissement illicite et le conflit d’intérêt, en 2018, n’a pas abouti aux résultats escomptés : à l’heure actuelle, seules 132 000 personnes censées déclarer leur patrimoine sur 350 000 ont effectué cette démarche, bien que les délais légaux aient été dépassés.
« Les lobbys de la corruption ayant profité de la faiblesse de l’État et de l’instabilité politique se sont encore renforcés, alors qu’ils auraient dû au contraire reculer », estimait dans une interview à Jeune Afrique Chawfki Tabib, président de l’INLUCC, dont les recommandations n’ont pas toujours été prises en compte dans la rédaction des textes législatifs. Il appelle par exemple à amender le Code pénal et le Code des procédures pénales « afin d’incriminer certains faits non prévus par la loi ». Le chef du gouvernement Youssef Chahed s’est certes érigé en chevalier blanc de la lutte contre la corruption mais, ici aussi, les grandes affaires médiatisées sont perçues comme sélectives et peuvent comporter des discordances.
Beaucoup invoquent la nécessité d’un changement de « culture », notamment dans l’administration. Un travail de longue haleine. « L’application des lois est tributaire de l’autorité de l’État, or comme il a été affaibli, le problème d’habitudes et de mentalités persiste, on vit toujours avec une gouvernance datant de l’époque de Ben Ali et il y a des résistances », estime Souhail Alouini, membre de la commission de la réforme administrative et de la bonne gouvernance à l’Assemblée des représentants du peuple. Autant d’écueils dont d’autres pays envisageant une transition peuvent donc se prémunir.
Comparaison n’est pas raison
« Même si le système n’a pas changé, on a quand même une certaine démocratie installée en Tunisie avec la liberté de parole, ce qui n’est pas le cas de toute la région. Nous sommes une exception », précise Souhail Alouini. Au-delà de l’arsenal législatif, les mécanismes de la corruption eux-mêmes ne sont pas comparables entre les deux pays. Le système algérien a d’abord la particularité de reposer sur une économie de rente pétrolière. « C’est un pays où il y a de l’argent, on n’est pas sur les mêmes budgets étatiques, ce qui fait que la corruption de l’État y est plus importante », rappelle le chercheur Malik Boumediene.
Le processus de privatisation des années 1990 a abouti à une corruption basée sur des ententes entre les entreprises et le clan Bouteflika, s’accordent les experts. Il ne s’agit donc pas, comme sous Ben Ali, de mécanismes directs d’extorsion ou de racket généralisé mais d’une corruption concentrée à échelle d’une oligarchie d’entrepreneurs connectés et inféodés. « Étant donné que le gâteau à se partager est énorme, et que l’Algérie est un grand pays, plusieurs grands voleurs tournent autour du clan familial au pouvoir comme l’armée, le FLN, les chefs d’entreprise », poursuit Malik Boumediene.
L’économiste El Mouhoub Mouhoud, vice-président de l’Université Paris-Dauphine, soulignait ainsi dans Jeune Afrique la possibilité de penser des réformes stratégiques, avec un État passant du rôle d’intervenant direct à coordinateur. « La création d’une instance indépendante de justice transitionnelle sur le modèle de Vérité et Dignité en Tunisie pourrait être une bonne chose pour régler les crimes économiques du passé en Algérie, mais j’ai de gros doutes sur la possibilité de mettre en œuvre ce genre de processus. On pourrait dans un premier temps augmenter les sanctions pénales, le budget de la justice, les salaires des magistrats et révoquer les juges corrompus », imagine Malik Boumediene. Les perspectives de transition étant encore lointaines, la logique des clans pourrait donc continuer de l’emporter.