
Un manifestant au-dessus du rassemblement dans le centre d'Alger, vendredi 15 mars 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA
Alors que la contestation au régime Bouteflika est souvent qualifiée d’inédite, l’universitaire Nedjib Sidi Moussa replace le mouvement actuel dans une perspective historique, analysant notamment les différents symboles et figures repris au cours des manifestations. Entretien.
Nedjib Sidi Moussa est docteur en sciences politiques à l’Université Panthéon-Sorbonne, à Paris. Né en 1982 à Valenciennes dans une famille de réfugiés messalistes et engagé à gauche, il a récemment publié Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj. Un sujet qui prend une résonance particulière dans le contexte actuel, alors que des manifestants sont descendus dans les rues avec des portraits de l’un des pères fondateurs du nationalisme algérien, dont les partisans furent mis en minorité par un Front de libération nationale (FLN) devenu hégémonique.
Le 11 mars, Nedjib Sidi Moussa a publié une tribune co-signée avec l’historien algérien et ex-membre du FLN Mohammed Harbi, intitulée « L’Algérie est au bord de l’éclosion ». « Contrairement à l’idée selon laquelle les Algériennes et les Algériens se seraient réveillés le 22 février, les événements en cours sont en réalité le fruit d’un long processus nourri du combat des forces les plus déterminées et payé par elles au prix fort », écrivent les auteurs.
>>> À LIRE – [Tribune] Quand les Algériens s’éveillent
Dans cette interview, Sidi Moussa développe cette pensée, en reliant notamment histoire et actualité par le prisme de la mémoire.
Jeune Afrique : Comment comprenez-vous cette reprise de Larbi Ben M’Hidi comme l’un des symboles d’une révolte qui intervient des années après sa mort ?
Nedjib Sidi Moussa : Larbi Ben M’Hidi jouit d’une aura toute particulière en Algérie. Il a été membre du Parti du peuple algérien, fondé par Messali Hadj, cadre de l’Organisation spéciale [bras armé de l’organisation messaliste] et membre fondateur du Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). D’ailleurs, une polémique a eu lieu ces derniers mois en Algérie opposant le réalisateur Bachir Derrais, qui a réalisé un biopic sur Ben M’Hidi, et les ministères des Moudjahidine et de la Culture, soulevant ainsi le problème de la liberté de création, en particulier sur cette séquence de l’histoire.
Il y a, dans cette réappropriation sélective des martyrs et des figures, une réappropriation d’une histoire longtemps confisquée
Ben M’Hidi n’est pas la seule figure à réapparaître dans cette période d’effervescence, puisque des manifestants ont également brandi des portraits de Messali Hadj ou de Mostefa Ben Boulaïd. Malgré leurs statures différentes, ces figures du mouvement indépendantiste ont en commun de ne pas avoir été associées à la gestion autoritaire du pays après 1962. Elles incarnent ainsi ce sentiment de dépossession exprimé aujourd’hui par les protestataires. Djamila Bouhired, icône de la révolution, a aussi été accueillie à bras ouverts. Il y a, dans cette réappropriation sélective des martyrs et des figures, une réappropriation d’une histoire longtemps confisquée.
On a l’impression que le soulèvement actuel est aussi le fruit de ceux passés, notamment le Printemps berbère de 1980 et les manifestations consécutives à l’annulation du second tour des élections législatives en 1992…
Le surgissement populaire initié le 22 février dépasse tous les mouvements antérieurs par son caractère massif, national et pacifique. Mais il s’inscrit bien sûr dans la continuité de toutes les contestations sociales ou politiques, qui étaient jusqu’alors cantonnées à certains segments de la société ou à certaines régions. On peut trouver une dynamique similaire au soulèvement d’octobre 1988 et à l’effervescence qu’il a suscitée.
>>> À LIRE – Mobilisation anti-Bouteflika : « La nouveauté, c’est la dimension nationale de ce mouvement »
Il suffit de se replonger dans les textes publiés à cette époque. Ils charriaient aussi beaucoup d’illusions, notamment dans le rapport à l’islamisme, qui ne représentait une alternative intéressante que pour des gens aisés, malgré la rhétorique populiste de ses cadres. D’autant que nous avons eu la démonstration au cours des dernières années que le capitalisme néolibéral s’accordait tout à fait avec le fondamentalisme islamique. D’un autre côté, les protestataires les plus avisés ne veulent pas reproduire un scénario à l’égyptienne qui chasserait Abdelaziz Bouteflika pour porter au pouvoir le chef d’état-major de l’armée Ahmed Gaïd Salah.

Abdelaziz Bouteflika avec le chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, déjà côte à côte en 2005. © Ouahab Hebbat/AP/SIPA
Le FLN est à la fois une structure dont on veut qu’elle « dégage » et un symbole de lutte, de révolution. Est-ce une particularité algérienne ?
Les Algériens entretiennent un rapport ambivalent au FLN qui, pour beaucoup, reste associé à la lutte contre le colonialisme français et à une histoire qui reste, sur bien des plans, encore mythologique. Cependant, dans leur expérience propre depuis 1962, le FLN est le parti de l’administration. Il a été le parti unique, celui d’un système qui muselait toute voix discordante. Malgré le multipartisme, il a conservé sa position dominante, dans un champ politique où la compétition n’a jamais été vraiment ouverte.
Sans doute plus que dans aucun autre pays maghrébin ou arabe, les Algériens manifestent le drapeau national à la main. Pourquoi ?
L’idéologie nationaliste demeure très ancrée en Algérie, et son premier symbole – avec les chants patriotiques – reste incontestablement le drapeau vert-blanc-rouge, celui du mouvement indépendantiste dirigé par Messali Hadj. Assez régulièrement, des controverses reviennent au sujet de la femme du dirigeant nationaliste, Émilie Busquant, pour savoir si elle a véritablement cousu le premier drapeau algérien. On retrouve en filigrane les questions du métissage et de la place des femmes dans un mouvement surtout dirigé par des hommes.

Les Algériens portent un drapeau national géant lors d'une manifestation à Alger, en Algérie, le vendredi 15 mars 2019 (photo d'illustration). © Toufik Doudou/AP/SIPA
La psychanalyste Karima Lazali a récemment publié un ouvrage intitulé Le trauma colonial : Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie. Pensez-vous qu’entre la révolution et la période de terrorisme, ceux qui manifestent aujourd’hui sont encore héritiers de ce trauma ?
Le premier impact, à mon sens, demeure la volonté des manifestants de se situer sur un terrain résolument pacifique, comme ils le crient depuis février. En outre, on a assisté au cours de la dernière période à l’étiolement du clivage entre les partisans du dialogue et ceux de la rupture totale avec les islamistes. Un clivage qui avait fait perdre beaucoup de temps aux défenseurs des libertés individuelles et collectives.
Lire les autres articles du dossier
«Démission de Bouteflika : les six semaines qui ont ébranlé l'Algérie»
- Algérie : Abdelkader Bensalah, un pur produit du « système » pour assurer l'intérim de Bouteflika
- [Édito] Comment l’Algérie a « perdu » l’Afrique
- Algérie : « Bouteflika a démissionné grâce aux marches populaires, pas à l'armée »
- Algérie : histoire secrète de la révolution qui a renversé le président Bouteflika
- Après le départ de Bouteflika, les Algériens dans la rue pour un septième vendredi consécutif
- Algérie : « Une transition politique douce peut se traduire par une transition économique forte »
- Démission de Bouteflika : entre réactions occidentales et silence arabe
- Dans une lettre d’adieu, Abdelaziz Bouteflika « demande pardon » aux Algériens
- Démission d'Abdelaziz Bouteflika : l'Algérie entre espoirs et inquiétudes
- Démission de Bouteflika : « C’est un coup d’État sous une forme particulière »
- Démission de Bouteflika : « Acquis immense » ou « coup d’État militaire », la classe politique algérienne partagée
- Algérie : démission de Tayeb Belaïz, le président du Conseil constitutionnel
- [Chronique] Algérie : qui vivra vendredi verra
- [Décryptage] Comment Abdelaziz Bouteflika a cédé à l'ultimatum de l'armée
- Algérie : le pays se réveille sans Bouteflika, pour la première fois en 20 ans
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika quitte le pouvoir
- Démission de Bouteflika : la transition se fera-t-elle selon la lettre ou selon l'esprit de la Constitution ?
- Algérie : « Gaïd Salah a compris que Bouteflika et ses deux frères sont finis politiquement »
- Algérie : l’armée somme Bouteflika de partir sur-le-champ
- Algérie : l'ex-président Liamine Zéroual lève le voile sur sa rencontre avec le général Toufik
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika démissionne, comme les présidents Chadli et Zéroual avant lui
- Algérie : Bouteflika nomme un nouveau gouvernement, 8 ministres conservés sur 27
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika, le roi est nu
- [Édito] Algérie : et maintenant ?
- Algérie : mise en garde de l'armée qui réitère son appel à déclarer Bouteflika inapte
- [Tribune] Abdelaziz Bouteflika, ce roi Lear qui voulait mourir sur scène
- Algérie : malgré l'appel de Gaïd Salah à l'empêchement de Bouteflika, la foule nombreuse
- [Tribune] Algérie : la conférence nationale aura-t-elle lieu ?
- Algérie : l'ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia appelle à la démission d'Abdelaziz Bouteflika
- Algérie : le général Gaïd Salah appelle à déclarer l'empêchement du président Bouteflika
- Manifestations en Algérie : le directeur général de la télévision publique limogé
- Algérie : « À part Ouyahia, d’autres ont profité de la maladie du président Bouteflika »
- Contestation anti-Bouteflika en Algérie : les nouveaux chouchous de la rue
- Algérie : les manifestants toujours très mobilisés après un mois de contestation
- Manifestations anti-Bouteflika : Ziri Gunfood Oulmane, l'artiste qui exprime l'humour algérien
- Algérie : le FLN et le RND déclarent soutenir le mouvement populaire et appellent au dialogue
- Algérie : « La tournée diplomatique de Lamamra signe l'échec de la solution politique »
- Algérie : « Seddik Chihab n’a fait que répercuter un débat en cours au sein du RND »
- L’Algérie dénonce un « faux compte Twitter » attribué à Ramtane Lamamra
- Algérie : « Le pouvoir cherche à diviser le mouvement pour s'imposer comme seul recours »
- Algérie : Lamamra rassure la Russie, qui s’inquiète de « tentatives de déstabilisation en cours »
- Algérie : le « dilemme » du clan Bouteflika pour la formation du gouvernement
- Algérie : à Tlemcen, Abdelaziz Bouteflika lâché par son fief historique
- Algérie : pourquoi Abdelaziz Bouteflika a repoussé le limogeage d'Ahmed Ouyahia
- Algérie : comment le régime Bouteflika a fait volte-face
- Algérie : les Bouteflika, une famille particulièrement soudée
- Présidentielle en Algérie : le report de l'élection est-il constitutionnel ?
- [Édito] La vraie richesse de l’Algérie
- Mobilisation anti-Bouteflika : qui sont les Brassards verts, ces bénévoles écolos qui portent secours aux manifestants ?
- Algérie : malgré le renoncement de Bouteflika à un cinquième mandat, la mobilisation ne faiblit pas
- Algérie : Ramtane Lamamra mardi en Russie pour informer Moscou "de source directe"
- Mobilisation anti-Bouteflika : Mustapha Bouchachi, avocat du « sursaut populaire »
- Algérie : Noureddine Bedoui formera son gouvernement « dans les prochains jours »
- Algérie - Lakhdar Brahimi : « J'espère que le président de la conférence nationale sera plus compétent que moi »
- Algérie : gouvernement d'ouverture, IIe République, référendum... les nouvelles promesses du pouvoir
- Algérie : Washington soutient « les efforts pour tracer une nouvelle voie », la France critiquée
- [Chronique] Abdelaziz Bouteflika : vrai-faux renoncement de bonimenteur ?
- Report de la présidentielle en Algérie : l’opposition dénonce un « complot », la majorité salue « l'apaisement »
- Algérie : Lakhdar Brahimi présidera la conférence nationale censée préparer l'après-Bouteflika
- Mobilisation anti-Bouteflika : qui sont les frondeurs du FCE, le patronat algérien ?
- Algérie : Macron salue la décision de Bouteflika et appelle à « une transition d’une durée raisonnable »
- Algérie : le Premier ministre Ahmed Ouyahia démissionne, Noureddine Bedoui le remplace
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika reporte la présidentielle et renonce à un cinquième mandat
- Mobilisation anti-Bouteflika : le casse-tête algérien vu du Maghreb, d'Afrique et de France
- Mobilisation anti-Bouteflika : les images du troisième vendredi de manifestations
- Algérie : une avocate suisse demande le placement sous curatelle d’Abdelaziz Bouteflika
- Algérie : l'état de santé de Bouteflika n’inspire « aucune inquiétude », selon son directeur de campagne
- [Tribune] Quand les Algériens s'éveillent
- Algérie - Défections et implication a minima : la difficile campagne des soutiens de Bouteflika
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika salue le caractère pacifique des marches et la « maturité des jeunes »
- Mobilisation anti-Bouteflika en Algérie : la France entre neutralité et inquiétude
- Mobilisation anti-Bouteflika : l'armée s'érige en « rempart », Washington « soutient le peuple »
- Bouteflika en Suisse : quand les Algériens appellent l’hôpital où est soigné leur président
- Algérie : alors que les manifestations continuent, l’opposition réclame la destitution de Bouteflika
- [Édito] Le cas algérien
- Algérie : Rachid Nekkaz, inéligible, envoie son cousin Rachid Nekkaz se présenter à sa place
- Algérie : Bouteflika promet, s'il est élu, une présidentielle anticipée à laquelle il ne serait pas candidat
- Algérie : marche vers la présidence, gaz lacrymogènes, slogans... retour sur une journée de mobilisation historique
- Mobilisation anti-Bouteflika en Algérie : pourquoi les jeunes disent non
- Mobilisation anti-Bouteflika : « La nouveauté, c’est la dimension nationale de ce mouvement »
- Présidentielle en Algérie - Ali Benflis : la situation est « opaque, instable et périlleuse »
- Mobilisation anti-Bouteflika : à Paris, la diaspora « unie contre un pouvoir qui joue au sourd »
- [Tribune] Algérie, tu es belle comme un 22 février, tu seras libre comme un 1er mars
- Algérie : comment les partisans de Bouteflika réagissent à la contestation populaire
- Présidentielle en Algérie : le général Ahmed Gaïd Salah, arbitre de l'ère post-Bouteflika ?
- [Édito] Les Algériens et la promesse de Sétif
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika à Genève pour des « examens médicaux périodiques »
- Algérie : pour le général-major Ali Ghediri, candidat à la présidentielle, « l’heure est venue pour nos aînés de passer la main »
- Algérie : « Les manifestations populaires ont levé le voile sur la censure dans les médias »
- Présidentielle en Algérie : Tayeb Belaïz, un fidèle d'Abdelaziz Bouteflika au cœur du dispositif
- Algérie : « Bouteflika a fait des choses, mais on sent que c’est la fin »
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika limoge son directeur de campagne Abdelmalek Sellal
- Algérie : la télévision d'État diffuse des images des manifestations contre un 5e mandat
- Algérie : la candidature de Bouteflika déposée au Conseil constitutionnel
- Présidentielle en Algérie : Abdelaziz Bouteflika « déposera son dossier de candidature le 3 mars »
- Algérie : des centaines d'étudiants rassemblés à Alger contre un cinquième mandat de Bouteflika
- Algérie : face à Bouteflika, pas de consensus de l'opposition pour une candidature commune
- Présidentielle en Algérie : pour l'opposition, les propositions de Bouteflika « ne sont qu'un leurre »
- Algérie : le FLN se choisit Bouteflika comme candidat à cinquième mandat
- Présidentielle en Algérie : vers une candidature commune de l'opposition ?
- [Tribune] Algérie : nous méritons mieux que le café du commerce
- La mobilisation anti-Bouteflika vue depuis Tunis : « Toutes ces images nous rappellent la révolution »
- Manifestations contre un 5e mandat de Bouteflika : « On veut du changement ! »
- Algérie : manifestation inédite à Alger pour protester contre un 5e mandat de Bouteflika
- Algérie : la présidence d'Abdelaziz Bouteflika depuis avril 1999
- Algérie : Abdelaziz Bouteflika officiellement candidat à un 5e mandat
- Algérie : Bouteflika « pas en mesure » d'effectuer un 5e mandat, selon le parti islamiste MSP
- Algérie : la coalition au pouvoir présente la candidature de Bouteflika au scrutin d'avril
- Présidentielle en Algérie : les soutiens se multiplient autour d'un 5e mandat d'Abdelaziz Bouteflika
- Algérie : quand Saïd Bouteflika rencontre secrètement Abderrazak Makri
- [Chronique] Algérie : Dieu est grand, Bouteflika en profite
- Lakhdar Brahimi : « En Algérie, personne ne conteste vraiment Bouteflika »
- Algérie : et si Abdelaziz Bouteflika renonçait ?
- Algérie : Ali Benflis renonce à la présidentielle
- Algérie : les journalistes arrêtés lors d'une manifestation à Alger ont tous été libérés