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Démission de Bouteflika : les six semaines qui ont ébranlé l’Algérie
Le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée algérienne, a appelé à l’application de l’article 102 de la Constitution, qui prévoit la destitution du président de la République. En effet, si le Conseil constitutionnel suit ses recommandations, cela ouvrirait la voie à une procédure d’empêchement d’Abdelaziz Bouteflika.
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Lundi 18 mars, le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense soulignait le « sens du patriotisme et du civisme » du peuple algérien, et se disait favorable à ce que « l’Armée nationale populaire demeure, conformément à ses missions, le rempart du peuple et de la nation dans toutes les conditions et circonstances », en plein contexte de contestation du régime Bouteflika. Affirmant que « des solutions existent » face à la crise en cours, il appelait au « sens des responsabilités ».

Éléments d’analyse avec Moussaab Hammoudi, chercheur doctorant à l’EHESS, qui travaille notamment sur l’autoritarisme en Algérie.
Jeune Afrique : En Algérie, l’armée est officiellement en retrait du politique. Comment interpréter l’appel de Gaïd Salah à appliquer l’article 102 de la Constitution ?
Moussaab Hammoudi : C’est une esquive. Une manière d’afficher un semblant de changement, tout en optant pour un scénario qui arrange le pouvoir. L’application de l’article 102 insinue le maintien de cette même Constitution, et par extension du même régime, alors que la rue demande son changement par la voie d’une assemblée élue.
Cette sortie est une tentative de Gaïd Salah d’écarter une fois pour toute la carte des Bouteflika
Cette sortie est donc une tentative du chef d’état-major des armées Gaïd Salah d’écarter une fois pour toute la carte des Bouteflika, incluant le président et ses frères, et d’imposer l’armée comme maître de la prochaine étape.
Cette déclaration retransmise à la télévision publique cache-t-elle des ambitions politiques ou une envie de séduire la rue ?
Cette déclaration se devait d’être publique. Il était obligé de se prononcer, car c’est le seul acteur qui a le pouvoir et l’autorité nécessaires pour donner une réponse fiable. Bien qu’Ahmed Gaïd Salah s’obstine à nier l’interférence de l’armée dans la politique, c’est de notoriété publique que c’est l’armée qui fait la politique en Algérie. Cependant, il est vrai que cet appel lui permet de se démarquer.
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C’est à cause de Saïd Bouteflika que le chef d’état-major de l’armée a dû s’accommoder d’un nouveau Premier ministre et d’un vice-Premier ministre dont le poste a été fabriqué de toutes pièces. La volonté de Saïd Bouteflika derrière ces nominations, c’est de lier son destin à celui de Gaïd Salah. Mais il n’y est pas parvenu. Désormais, le général cherche à montrer que lui est bien respectueux de la Constitution, alors qu’il l’emploie pour maintenir le régime sans les Bouteflika.

Abdelaziz Bouteflika avec le chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, déjà côte à côte en 2005. © Ouahab Hebbat/AP/SIPA
Gaïd Salah peut-il se positionner dans le processus de transition ?
Il propose une voie alternative à celle qui a été proposée par le nouveau gouvernement : celle de l’application de l’article 102, et donc de l’état d’empêchement du président. En substance, il vise à pérenniser la vision du régime militaire, mais cette fois-ci en écartant la famille Bouteflika.
Si une transition est mise en œuvre, le chef d’état-major pourrait-il en sous-main décider de qui pourrait l’incarner ?
Ahmed Gaïd Salah va toujours essayer de rester derrière le rideau. C’est une tradition de l’autoritarisme militaire. Il sait que si lui-même décide de quitter son uniforme militaire et de faire de la politique, ce sera fini pour lui. Il doit donc rester aux commandes en cachette et influencer tout le processus.
La rue veut un nouveau système capable de garantir que les militaires vont rester dans leurs casernes et ne vont plus se mêler de politique
C’est pour cela que la rue demande une Assemblée constituante qui va se charger de redistribuer les rôles et d’imposer un État civil en Algérie. Elle veut un nouveau système capable de garantir que les militaires vont rester dans leurs casernes et ne vont plus se mêler de la politique du pays.
Le général Gaïd Salah a changé de ton crescendo au cours des dernières semaines. Comment peut-on l’expliquer ?
Au fur et à mesure de l’évolution du mouvement de protestation, lui et le cercle proche du président ont compris que Bouteflika et ses deux frères sont finis politiquement. Le dilemme était donc soit de couler avec eux, soit de s’en détacher pour sauver le reste du régime. Et au vu de l’intensification des protestations dans la rue, Gaïd Salah s’est résolu à abandonner le président et à sauver le régime d’une autre manière.

Un manifestant lors des protestations anti-Bouteflika de février et mars 2019 © Guidoum Fateh/AP/SIPA
L’armée est-elle une institution aussi forte que par le passé, ou a-t-elle été affaiblie par les purges de ces dernières années ?
L’armée est toujours sur le devant de la scène, mais elle n’est plus aussi forte. Les luttes internes l’ont réellement affaiblie. On est cependant passés d’un pouvoir bicéphale DRS [Département du renseignement et de la sécurité]/état-major à un bloc monolithique incarné par une génération âgée et dépendant d’un président malade. Cela s’est traduit par des désignations à des postes, des purges et des démissions, suivant une politique du « on désigne aujourd’hui et on limoge demain ». Cette incapacité à se restructurer peut être lue comme un affaiblissement.
Quelles sont les chances de succès de Gaïd Salah dans cette troisième voie ?
Je pense que la rue est opposée à une intervention de l’armée. Celle-ci a d’ailleurs fait en sorte de ne pas lui donner de marge de manœuvre. Tous les manifestants appellent à ne pas recourir à la violence, et ce pour éviter l’interférence des militaires. À l’international, les pays étrangers militent tous également pour une transition pacifique. Si la France et les États-Unis ont appelé à de nouvelles élections et à une transition politique, Ramtane Lamamra n’a pas réussi à obtenir un soutien franc et sincère de la Russie et de la Chine.