Il est 16 heures à Nyamirambo, un quartier populaire et principalement musulman de la capitale rwandaise. Les classes de l’école primaire Intwari (« héros », en kinyarwanda) se vident lentement. Impatients, vêtus de leur uniforme bleu et, pour les filles, d’un hijab jaune, les élèves se ruent vers la sortie, marquée par une grande stèle noire ornée de plusieurs dizaines de noms. Un témoignage discret aux victimes du génocide des Tutsi, dont on commémore cette année le 25e anniversaire. Les lieux ont beaucoup changé depuis son passage comme élève, il y a près de soixante ans, mais Ahmed Mugwisa s’en souvient comme si c’était hier. C’est ici, derrière le quartier de Biryogo, entre les quatre murs de cet établissement symbolique pour la communauté musulmane, que celui qui a occupé le rôle de mufti du Rwanda de 1989 à 1995 a fait son école primaire.
« L’islam a une histoire à part au Rwanda. La communauté ne connaît ni Hutu, ni Tutsi, ni Twa. Elle est restée soudée autour d’un passé et de lieux communs, à l’image de cette école. Nyamirambo est un village dans la ville, un bastion de résistance« , résume celui qui a dirigé pendant le génocide l’Association des musulmans du Rwanda (Amur), créée au milieu des années 1960. Entre avril et juillet 1994, alors que les tueries battent leur plein aux quatre coins du pays, certains guides religieux musulmans ont multiplié les appels à ne pas participer aux massacres en direction de leurs fidèles. Même s’ils n’ont pas toujours été suivis par leurs fidèles…
« Les tueurs n’ont pas trouvé d’alliés »
Dès le 12 mars 1992, un an et demi après le début de la guerre civile, alors que les violences ne cessent de s’intensifier, l’Amur publie un communiqué, à l’issue d’une réunion de crise. « L’assemblée générale rappelle que chaque Rwandais a droit à la vie et que nul ne peut être victimisé du fait de son ethnie ou de son lieu de naissance », écrit alors Ahmed Mugwisa.
« Aucune ethnie n’est supérieure à l’autre, comme le dit le Coran. À partir de ces saintes écritures, nous tous, Rwandais, sommes invités à unir nos forces et à construire notre pays dans la paix totale », poursuit le message de l’association. Sous la pression de la communauté internationale, et face à l’avancée des troupes du Front patriotique rwandais (FPR), Juvénal Habyarimana avait, un an plus tôt, consenti à ouvrir le pays au multipartisme.

La vue du quartier musulman de Biryogo, l’un des plus actif de Kigali, avec la mosquée "Masjid Al Hidayah". © Cyril NDEGEYA
Personne n’est mort dans une mosquée
Une myriade de partis politiques avaient alors vu le jour, et certains s’étaient posés en représentants de communautés religieuses, à l’instar du Parti démocrate chrétien (PDC) ou du Parti pour la démocratie islamique (PDI). « En 1992 nous avons conseillé aux gens de se méfier de l’arrivée des partis politiques, de faire en sorte que cela ne vienne pas interférer avec leurs croyances », explique Ahmed Mugwisa.
Cette déclaration, deux ans avant le génocide, est révélatrice de la position des leaders religieux musulmans. « Début 1994, la prière du vendredi était devenue de plus en plus politique », précise-t-il. Une tension qui ne fera que s’accroître au cours des semaines suivantes, jusqu’au déclenchement des massacres, le 7 avril. Ahmed Mugwisa, lui, délivre une fatwa pour appeler les musulmans à se tenir à l’écart des massacres. Ces appels n’empêcheront pas les tueurs de pénétrer dans Nyamirambo… « mais ils n’y ont pas trouvé d’alliés, assure Sheikh Saleh Habimana, mufti du Rwanda de 2001 à 2011, et aujourd’hui ambassadeur en Égypte. Certains musulmans ont même aidé les Tutsi à se cacher. Personne n’est mort dans une mosquée », assure-t-il.
« C’est clairement énoncé dans le Coran »
Vingt-cinq ans après, quand il s’agit d’interroger l’étendue et les raisons de cette solidarité, les anciens leaders religieux s’en réfèrent toujours aux textes sacrés. « C’est clairement énoncé dans le Coran », martèle Ahmed Mugwisa, qui réside aujourd’hui aux Pays-Bas mais revient régulièrement au Rwanda pour les vacances. Difficile de croire que le simple respect des préceptes religieux suffise à expliquer l’attitude de cette minorité religieuse qui représentait à l’époque moins de 10 % de la population, quand les massacres s’exportaient dans les rue, dans les maisons et jusque dans les églises.

Des fidèles entrant dans la mosquée Masjid Al Fat’ha de Biryogo pour la prière du soir, en mars 2019. © Cyril NDEGEYA
Bien sûr, des musulmans se sont aussi retrouvés sur le banc des accusés, des Gacaca [juridictions traditionnelles chargées de juger les crimes du génocide, ndlr] au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Le plus célèbre d’entre eux est Hassan Ngeze, le fondateur du journal de propagande anti-Tutsi Kangura, condamné en appel à 35 ans de prison en 2007. Dans la préfecture de Cyangugu, au sud-ouest du Rwanda, Yusufu Munyakazi – condamné en 2010 à 25 ans de prison par le TPIR pour crime de génocide et crimes contre l’humanité – a quant à lui galvanisé et dirigé des miliciens Interahamwe qui ont participé activement à l’extermination des Tutsi.
Ahmed Mugwisa lui-même s’est un temps retrouvé au cœur d’une polémique concernant son rôle pendant le génocide, avant d’être finalement acquitté.
Mais l’entraide dont parlent les anciens muftis rwandais, qui est attestée aussi bien par la classe politique rwandaise que par certains représentants de l’Église, s’explique en partie par la place marginale que les musulmans ont longtemps occupée au Rwanda. « L’ancien régime considérait les musulmans comme une autre classe de Rwandais ; c’était une forme de discrimination indirecte », raconte Ishmael Ntihabose, lui-même musulman, qui n’avait que 13 ans lors du génocide. Rescapé des massacres, il a choisi en 2011 d’explorer le rôle de la communauté musulmane à travers un film, Kinyarwanda. Produit aux côtés du réalisateur Alrick Brown et diffusé au prestigieux festival américain Sundance, celui-ci se base sur plusieurs témoignages de rescapés, d’un imam, mais aussi d’un prêtre.
« Quand les appels aux massacres se sont multipliés, on s’est demandé pourquoi nous devrions soutenir la folie d’un pouvoir qui nous avait méprisés pendant tant d’années. Le choix a été simple », raconte Sheikh Saleh Habimana.

Des photographies de famille de certaines des personnes décédées exposées au Centre commémoratif de Kigali. © Ben Curtis/AP/SIPA
« Comme une quatrième ethnie »
L’islam avait pénétré au Rwanda à la fin du XIXe siècle, dans le sillage des commerçants arabes ou indiens et des colons en provenance de la côte orientale du continent, dont beaucoup de porteurs étaient musulmans. Parlant principalement le swahili, les musulmans ont été rapidement ostracisés par les chefs traditionnels rwandais mais sont devenus, du fait de leur maîtrise de cette langue, des intermédiaires entre le mwami [le roi, ndlr] et le pouvoir colonial allemand. Perçus comme une menace à l’influence des missionnaires catholiques, ils se sont retrouvés progressivement discriminés et mis à l’écart du système éducatif, avant de se retrouver parqués dans des camps appelés « camps swahili ».
« Il s’agissait de véritables ghettos », assure Ahmed Mugwisa. Le quartier de Nyamirambo en reste l’exemple le plus célèbre. « À l’époque, nous avons accepté de vivre comme ça, sans réelle volonté de combattre ni de nous défendre », admet Sheikh Musa Fazil Harerimana, l’actuel président du Parti démocrate idéal – nouvelle appellation du Parti pour la démocratie islamique (PDI).
Le soutien de la communauté musulmane aux derniers mwami du Rwanda, Mutara III et Kigeli V, lui a valu d’être associée, dans l’esprit des colons puis du pouvoir hutu, à l’élite tutsi qui entourait les monarques. « Les musulmans restaient pourtant cantonnés à des postes de chauffeurs ou de coiffeurs auprès de cette classe aisée », raconte Sheikh Musa Fazil Harerimana. À l’approche de l’indépendance, ils ont été nombreux à rejoindre les rangs de l’Union nationale rwandaise (Unar), qui apportait son soutien au roi. L’Unar a perdu les élections qui précédèrent l’indépendance de 1962, et la communauté musulmane se retrouva, elle aussi, ciblée lors des pogroms qui suivirent l’avènement du Parmehutu (Parti du mouvement de l’émancipation hutu) de Grégoire Kayibanda, le premier président du Rwanda indépendant.
Les musulmans étaient comme une quatrième ethnie
« Kayibanda et Habyarimana n’ont pas accepté les musulmans comme des Rwandais à part entière. Ils étaient comme une quatrième ethnie à leurs yeux », explique Sheikh Saleh Habimana, dont plusieurs proches étaient engagés à l’Unar. Tenus à l’écart du système scolaire et des postes dans l’administration, certains choisirent l’exil alors que la pression s’intensifiait, au début des années 1960, avec les raids des insurgés tutsi, qui se sont multipliés après l’indépendance.

Des musulmans rwandais prient à midi dans la mosquée Al-Fatah, au Rwanda. © KAREL PRINSLOO/AP/SIPA/AP/SIPA
La fin du génocide a marqué la fin de la discrimination silencieuse mise en place par l’ancien gouvernement
« Un grand feu commence toujours par une étincelle »
Ahmed Mugwisa prend alors la route de l’Ouganda. Rentré au Rwanda en 1974, un an après la prise du pouvoir par Juvénal Habyarimana, il constate que la situation ne s’est guère améliorée. Avec le soutien financier de l’Arabie saoudite et de la Libye de Mouammar Kadhafi, qui fait notamment construire un centre culturel islamique à Nyamirambo au milieu des années 1980, plusieurs jeunes musulmans obtiennent des bourses pour partir étudier à l’étranger. Ahmed Mugwisa prend la direction de Médine, en Arabie saoudite, où il apprend la jurisprudence islamique, qu’il enseignera à son retour au Rwanda. « L’expérience des années 1960 nous a fait comprendre qu’un grand feu commence toujours par une étincelle. Ces années d’errance auront eu un impact important sur notre façon de réagir au début des années 1990″, explique-t-il aujourd’hui.
Pour les musulmans du Rwanda, l’après-génocide marquera un tournant. Mieux représentés dans les administrations, ils comptent, pour la première fois depuis l’indépendance, un ministre au gouvernement en la personne de Sheik Abdul Karim Harerimana, qui prend en août 1995 le portefeuille de la Fonction publique dans le gouvernement du président Pasteur Bizimungu. Attablé à la terrasse d’un hôtel, sur les hauteurs de Kigali, Abdul Karim Harerimana, qui siège aujourd’hui au bureau politique du FPR, estime que « les musulmans sont, depuis, reconnus comme des Rwandais à part entière ».
Beaucoup vantent même une augmentation du nombre de fidèles, même si aucune statistique officielle ne permet d’appuyer ces estimations. Mais pour Ishmael Ntihabose, au-delà des chiffres, la fin du génocide a surtout marqué « l’abolition de la discrimination silencieuse envers les musulmans rwandais mise en place par l’ancien gouvernement ».