C’est lors des frappes aériennes américaines et de combats au sol, en février 2016 à Sabratha (Libye), que Tamim, alors âgé de 2 ans, a perdu ses parents, tous deux Tunisiens. Pendant de longs mois, le petit garçon a été placé dans une prison libyenne par les forces spéciales du ministère de l’Intérieur du gouvernement de Tripoli.
La réaction des autorités tunisiennes s’est fait attendre. En effet, Tamim n’a pu revenir auprès de sa famille qu’en octobre 2017, après une forte mobilisation. Pour obtenir son retour, son grand-père raconte s’être rendu quatre fois en Libye.
L’Association de sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger, spécialisée dans le suivi du retour des combattants tunisiens et de la prévention contre l’idéologie jihadiste, a également usé de la pression médiatique pour faire fléchir le gouvernement. De retour au pays, Tamim a été placé dans un hôpital pour enfants orphelins et handicapés physiques. Il y a suivi des soins médicaux et psychologiques pendant un mois. Une prise en charge insuffisante, estiment toutefois ses proches.

Le grand-père de Tamim avec une photo de l'enfant dont les parents sont décédés lors d'un bombardement américain, en 2016 en Libye. © AP Photo/Ons Abid
200 enfants et 100 femmes dans l’attente
Mais le cas de Tamim reste une exception. Seuls deux autres enfants ont pu eux aussi être rapatriés depuis 2016. En effet, désespérés par l’inaction du gouvernement, quatre familles tunisiennes ont fait appel aux services d’un avocat libyen – payé 1 275 euros par cas – pour faire sortir cinq enfants. Il n’a finalement réussi à faire libérer qu’un frère et une sœur, âgés respectivement de 10 et 7 ans, dont la mère est restée à Misrata. Selon leur famille, ils reçoivent depuis leur arrivée, en novembre dernier, un soutien psychologique de la part de l’État.
Au total, ils sont 200 enfants et 100 femmes à attendre leur retour en Tunisie depuis les zones de conflits, parfois depuis deux ans. Selon l’ONG Human Rights Watch (HRW), qui a publié un rapport le 12 février sur la situation des enfants des partisans tunisiens de l’EI, le pays dispose du plus grand nombre de ressortissants dans cette situation. Ces enfants sont nés dans des territoires contrôlés par Daesh ou y ont été amenés par leurs parents. Pour la plupart, ces derniers se sont rendus lors de la défaite de l’organisation en décembre 2016 à Syrte (Libye), en juillet 2017 à Mossoul (Irak) ou en octobre 2017 à Raqqa (Syrie).
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Le nombre important d’enfants tunisiens est dû au fort taux de départ par habitant vers les territoires occupés par l’organisation État islamique. La Tunisie dispose de l’un des contingents jihadistes les plus élevés du monde. Selon les sources, les chiffres varient de 2 500 à 7 000. La plupart ont pris le chemin de la Syrie, tandis que d’autre ont rallié la Libye ou encore en Irak. Les autorités syriennes et libyennes ont demandé aux pays concernés de rapatrier les femmes et les enfants des membres de l’EI, en précisant qu’ils ne comptaient pas les poursuivre.
Les autorités inquiètes du risque sécuritaire
Cette réticence, certains l’expliquent par la crainte d’un risque sécuritaire pour le pays. La moitié de ces enfants ont pourtant moins de six ans, et « eux-mêmes ont été victimes de l’État islamique », estime HRW dans son rapport. Une peur toutefois partagée par l’ensemble des pays concernés. Au total, seulement 200 enfants et femmes qui étaient détenus ont été rapatriés par moins de neuf États. Ceux qui ont le plus procédé à ce type d’opérations sont la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, l’Indonésie, l’Égypte et le Soudan. Quant à l’Allemagne, la France et les États-unis, ils n’ont rapatrié qu’un très petit nombre de leurs ressortissants.
Quelle est la responsabilité de l’enfant si l’un de ses parents est un jihadiste ?, s’indigne Mohamed Ikbel Ben Rejeb
« Quelle est la responsabilité de l’enfant si l’un de ses parents est un jihadiste ? », s’indigne Mohamed Ikbel Ben Rejeb, président de l’Association de sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger. « Les lois nationales et internationales de protection de l’enfance oblige les États à les rapatrier. Sous prétexte de droit de circulation, nous avons laissé toutes ces personnes partir au combat. Et aujourd’hui, pour des raisons de sécurité nationale, nous empêchons des enfants de revenir chez eux », s’indigne-t-il.
Aucun accord entre les États tunisien et libyen
Début février, faisant suite à une première visite de députés, une délégation tunisienne de la police scientifique s’est rendue à Misrata, au siège libyen du Croissant rouge. Quelques semaines plus tôt, l’association avait appelé les autorités tunisiennes à rapatrier, dans un délai d’un mois, six orphelins qu’elle accueille depuis décembre 2016, rapporte HRW. Jusqu’à présent, des tests ADN ont été effectués par la police scientifique sur six enfants, afin de déterminer leur identité.
La première visite d’officiels tunisiens en Libye à ce sujet remonte à avril 2017. Partis à la rencontre de représentants du gouvernement d’union nationale (GNA) à Tripoli, ils n’avaient pas réussi à se mettre d’accord sur les conditions de transfert des enfants. La Libye souhaitait leur rapatriement, ainsi que celui des mères et de plus de 80 cadavres de combattants tunisiens. La Tunisie, elle, voulait uniquement ramener les enfants dans un premier temps. Résultat : personne n’a été rapatrié.
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« Un État représente l’ensemble de ces citoyens. Il doit assumer ses responsabilités. Si ces femmes posent problème, qu’elles soient jugées dans leur pays », déclare Mohamed Ikbel Ben Rejeb à Jeune Afrique.
HRW rapporte que de nombreuses familles ont fait le tour des services administratifs pour demander aux autorités le rapatriement de membres de leurs familles, sans jamais recevoir d’aide. Même constat pour l’Association de sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger. Le 9 janvier, cette dernière a même adressé une lettre au président de la République pour l’interpeller au sujet des enfants bloqués. Mohamed Ikbel Ben Rejeb assure à Jeune Afrique n’avoir toujours pas reçu de réponse.
La Tunisie est-elle en train de créer des apatrides ?
Ces enfants, dont certains sont nés en zones de combats, n’ont pour la plupart aucune preuve de leur nationalité tunisienne, ce qui complexifie beaucoup leur retour. Toutefois, le droit international relatif aux droits humains dispose que toute personne a droit à une nationalité, et que personne ne peut être arbitrairement déchu de la sienne. Les pays ont d’ailleurs la responsabilité de veiller à ce que les enfants ne soient pas privés de ce droit, y compris les enfants nés de l’un de leurs ressortissants à l’étranger. En refusant de les reconnaître, la Tunisie est en fait en train de créer des apatrides.
Les autorités tunisiennes n’ont cessé de nous répondre qu’elles ne peuvent négocier avec des milices
Les États concernés, y compris la Tunisie, justifient également leur immobilisme par leurs difficultés à trouver des interlocuteurs légaux. Les relations diplomatiques entre la Tunisie et la Syrie sont rompues, et deux présidents se disputent actuellement la légitimité du pouvoir en Libye, tandis que les milices prospèrent sur le territoire. « Les autorités tunisiennes n’ont cessé de nous répondre qu’elles ne peuvent négocier avec des milices », explique Mohamed Ikbel Ben Rejeb.
Des conditions de détention « extrêmement difficiles »
En Libye, si certains ont été pris en charge par le Croissant rouge, d’autres, ont été placés dans les prisons comme celles d’al-Jawiyyah à Misrata, ou encore le pénitentiaire de Mitiga à Tripoli. Les enfants et les femmes logent dans des cellules surpeuplées. HRW rapporte que certains ont même confié à leurs familles en Tunisie avoir été frappés à plusieurs reprises. En avril 2018, dans un rapport du Haut commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme, les deux prisons étaient décrites comme « des lieux de détention connus pour la torture endémique et les autres violations ou atteintes aux droits humains ».
Selon HRW, en Syrie, les camps manquent de soins médicaux, de médicaments et de nourriture, notamment de lait maternisé, et ne propose aucun programme de réinsertion. De nombreuses femmes ont rapporté avoir été frappés lors de leurs premiers interrogatoires.
« Ces enfants sont laissés sans éducation, dans des conditions extrêmement difficiles et leur entourage a été radicalisé. Qu’espérons-nous engendrer en les laissant ainsi ? », questionne Mohamed Ikbel Ben Rejeb. « Les parents ont été embrigadés à l’âge de 27 ans en moyenne. Nous pouvons agir pour eux, mais un enfant qu’on laisse grandir dans une telle atmosphère dès son plus jeune âge, ce sera extrêmement dur de le sauver à l’âge adulte », s’alarme-t-il.