Mardi 25 décembre, les autorités marocaines avaient prévu un important dispositif policier autour de la Cour d’appel de Fès pour l’ouverture du procès d’Abdelali Hamieddine. Craignaient-ils que des étudiants d’extrême gauche de l’Université de Fès, réputés turbulents, ne tentent quelque chose ? Preuve en tous cas de la solidarité des islamistes à l’endroit de l’accusé : Abdelilah Benkirane, l’ancien secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD) et ex-chef du gouvernement, en retrait ces derniers mois, s’est déplacé pour le soutenir à son audience du 25 décembre.
Abdelali Hamieddine est un membre influent de la formation islamiste actuellement au gouvernement, le Parti de la justice et du développement (PJD), duquel il siège au secrétariat général. Depuis le 7 décembre, il est poursuivi une seconde fois pour son implication présumée dans le meurtre de Mohamed Aït Ljid Benaïssa, en 1993. La victime était un militant d’extrême gauche, tandis que Hamieddine s’activait déjà au sein du mouvement islamiste. Le 25 février 1993 dans la journée, étudiants islamistes et gauchistes de l’Université de Sidi Mohammed Benabdallah à Fès, s’affrontent. Aït Ljid et un de ses camarades sont lynchés. Le premier décède après un violent coup au crâne.
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En 1994, Hamieddine est condamné en même temps que deux autres personnes à deux ans de prison ferme devant un juge de Fès, pour « participation à une rixe au cours de laquelle sont exercées des violences ayant entraîné la mort ». Il purge sa peine à la prison d’Ain Kadous, près de Fès, puis à celle d’Errachidia (est désertique). Plus tard, l’Instance équité et réconciliation (IER), créée au début du règne de Mohammed VI pour faire la lumière sur les « années de plomb » de l’ère Hassan II, reconnaît qu’il a subi torture et mauvais traitements durant sa détention. Malgré cela, l’affaire n’a cessé depuis de poursuivre le militant islamiste. Lors des discussions pour la formation de majorités ces dernières années, son nom aurait même été écarté à cause de ce passif.
Les islamistes font bloc, la gauche divisée
En 2012 et 2013, deux plaintes visant Hamieddine sont de nouveau déposées par un proche de la victime, avant d’être classées sans suites. Mais fin 2017, une nouvelle requête aboutit, et l’islamiste est poursuivi pour « complicité d’assassinat ». Ces procédures récentes se basent sur le témoignage de Haddioui Khemmar, qui accompagnait Aït Ljid le jour de sa mort – ce témoin sera lui-même blessé et inculpé dans la foulée. La défense du militant du PJD, assurée par l’avocat Abdessamad Idrissi, est claire : ce témoignage n’a eu cesse de changer depuis 1993. Mais la réouverture du dossier a déjà permis, en 2009, la condamnation à dix ans de prison ferme d’un autre islamiste présent durant la rixe, ainsi que l’ouverture en 2017 d’instructions contre deux autres individus.
Le PJD s’est réuni pour discuter du sujet et a émis un communiqué signé par l’actuel chef du gouvernement Saadeddine El Othmani
Pour Me Idrissi, l’affaire est « politique ». Mustapha Ramid, ministre d’État chargé des droits de l’homme et ancien ministre de la Justice, avocat et cadre du PJD, a aussi critiqué la décision du juge d’instruction près la cour d’appel de Fès. Le PJD s’est par ailleurs réuni pour discuter du sujet et a émis un communiqué signé par le secrétaire général et actuel chef du gouvernement, Saadeddine El Othmani.
Hamieddine est connu comme une voix forte et indépendante. En juillet dernier, il suscitait encore la polémique en déclarant que « l’institution monarchique, dans sa forme actuelle, est un obstacle au développement ». Preuve que l’affaire passionne, l’Association marocaine des droits humains (AMDH), organisme dirigé en partie par d’anciens militants étudiants d’extrême gauche, se divise sur la question. L’ex-présidente Khadija Ryadi défend ainsi que Hamieddine serait l’objet d’une instruction « politique », là où d’autres exigent la vérité sur ce qu’ils considèrent être un épisode symbolique.
Une époque violente
À travers l’affaire Hamieddine, c’est toute une époque qui se rappelle à la mémoire des Marocains. Celle d’une Union nationale des étudiants marocains (Unem) puissante, bien implantée dans les universités et en butte à une répression d’État féroce. Les violences accompagnent alors le bouillonnement politique sur les campus, surtout depuis l’apparition entre les années 1970 et 1980 de mouvements amazigh et islamistes, venant concurrencer les gauchistes.
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Selon certaines sources, un avocat aujourd’hui bien connu du PJD n’était pas en reste quand il s’agissait de croiser le fer avec les communistes, à l’époque de la Chabiba Islamiya (Jeunesse islamique), vivier dans lequel le PJD a trouvé ses actuels cadres. On trouve également à gauche ou au Parti authenticité et modernité (PAM) d’anciens gauchistes qui ont participé aux opérations coup de poing pour protéger l’Unem des influences islamistes. Si, formellement, la plupart des courants politiques représentés dans les universités marocaines étaient non violents, les accrochages étaient réguliers.
Le décès d’Aït Ljid Benaïssa n’est donc pas le seul drame survenu à cette époque, loin s’en faut. En 2009, ce sont onze militants d’Al Adl Wal Ihsane, groupe d’opposition islamiste, qui sont libérés. Ils avaient été enfermés en 1991 alors qu’ils n’étaient qu’étudiants, reconnus coupables du meurtre d’un gauchiste à Oujda.
Des étudiants basistes et amazigh pas en reste
Les violences politiques sur les campus, particulièrement ceux d’Agadir, de Marrakech et de Fès, comme l’avait détaillé le ministre Mohamed Hassad devant le Parlement, sont toujours une réalité. En 2014, un jeune islamiste, Abderrahim Hasnaoui, membre d’Attajdid attolabi (Renouveau estudiantin), décède sous les coups d’un groupe de jeunes « qaaidyin » – « basistes ». De l’avis général, y compris de la part d’étudiants marxistes d’autres organisations, ces derniers, qui recrutent des étudiants souvent modestes issus de régions paupérisées et prompts à exiger des augmentations de bourses, sont réputés pour leur grande brutalité et leur propension à s’équiper de toutes sortes de petites armes, couteaux, marteaux, manches de pioche…
Il semblerait que ce soit la participation de Hamieddine à une conférence sur les islamistes et la gauche qui a poussé les basistes à passer à l’action
Hasnaoui a trouvé la mort sur le campus de Dhar El Mahraz, à Fès. Il semblerait que ce soit justement la participation de Hamieddine à une conférence sur les islamistes et la gauche, aux côtés de personnalités d’extrême gauche, qui a poussé les basistes à passer à l’action. Le portrait de Mohamed Aït Ljid Benaïssad trône toujours en bonne place sur les affiches murales qui ornent les universités publiques marocaine, souvent vétustes et mal adaptées à une fréquentation en hausse constante. Dans la foulée de la mort de Hasnaoui, un étudiant basiste inculpé décède également d’une grève de la faim. Les drames se succèdent, dans une ambiance mortifère qui affecte durement la vie sur le campus.
Les violences ne sont néanmoins pas le seul fait des islamistes : en 2007, deux jeunes basistes ont été assassinés par des étudiants proches de l’aile dure du mouvement amazigh, à Meknès et Errachidia.
La violence étatique également pointée du doigt
En 2008, le Maroc découvre le visage de Zahra Boudkour, étudiante d’extrême gauche arrêtée lors de violentes manifestations autour du campus de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech. Même si sa défense assure qu’elle a été retenue nue et le crâne ensanglanté des heures durant, elle n’en sera pas moins condamnée à deux ans de prison ferme. Durant le même mouvement, qui vise entre autres à obtenir une augmentation des bourses, un étudiant est défenestré par des agents. En 2013, un étudiant proche de la gauche décède à Fès après avoir été grièvement blessé pendant des affrontements ayant opposé des étudiants aux forces de l’ordre.
En 2014, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) discute d’une étude – non publiée – sur les violences dans les universités. Selon ce qui filtre dans la presse marocaine, l’institution de consolidation de l’État de droit recommande une plus ample participation des étudiants aux affaires quotidiennes – difficile, dans un cadre où l’Unem est interdite depuis 1981. L’attitude répressive des autorités est aussi mise en cause par le CNDH. Les signaux émis par la puissance publique ne sont effectivement pas toujours à la détente : en 2017, Mohamed Hassad (limogé depuis) est passé du ministère de l’Intérieur à celui de l’Enseignement supérieur.
Le procès d’Abdelali Hamieddine a été reporté à février prochain.