Société

Burundi – Pierre Buyoya : « Je suis considéré comme l’ennemi numéro 1 du régime Nkurunziza »

Visé par un mandat d’arrêt émis par la justice burundaise dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Melchior Ndadaye, en 1993, l’ancien président Pierre Buyoya revient pour Jeune Afrique sur la réouverture tardive de ce dossier et accuse le pouvoir burundais d’attiser les tensions ethniques.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 17:19

Pierre Buyoya, ancien président de la République du Burundi. © Vincent Fournier/JA

Le 30 novembre, le procureur général du Burundi, Sylvestre Nyandwi, publiait une liste de 17 personnalités visées par des mandats internationaux dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Melchior Ndadaye, le premier président hutu démocratiquement élu, survenu le 21 octobre 1993.  Le premier nom cité dans le communiqué du Parquet est celui de Pierre Buyoya, qui fut le président du pays de 1987 à 1993 puis de 1996 à 2003.

A deux reprises, cet ancien officier de l’armée burundaise fut porté au sommet de l’Etat par un coup d’État ; et par deux fois il céda le pouvoir à l’issue de d’un processus démocratiques. Artisan des accords d’Arusha, en août 2000, qui ont marqué la fin de la guerre civile au Burundi, Pierre Buyoya a entre-temps été nommé Haut représentant de l’Union africaine au Mali et au Sahel. Depuis 2012, il a pris ses quartiers au Mali dans le cadre de cette mission.

Alors que la justice burundaise appelle les pays qui hébergent les individus visés par ces mandats d’arrêt à « les arrêter et les extrader au Burundi pour qu’ils puissent s’expliquer sur les faits qui leur sont reprochés », Pierre Buyoya, qui assure ne pas craindre l’extradition, a accordé un long entretien à Jeune Afrique pour donner sa version et revenir sur l’évolution de la situation politique depuis la réélection controversée de Pierre Nkurunziza, en 2015.

Jeune Afrique : Vous avez déclaré récemment que la réouverture du dossier judiciaire portant sur l’assassinat de Melchior Ndadaye, 25 ans après les faits, était une « manœuvre politique » de la part du gouvernement burundais. Qu’entendez-vous par là ?

Pierre Buyoya : Je pense qu’il y a trois motivations du côté du régime actuel. D’abord, le pouvoir burundais veut dissimuler les difficultés auxquelles il fait face en rouvrant de vieux dossiers importants. C’est, à mon sens, une manœuvre de diversion politique.

Ensuite, à l’approche des élections de 2020, les autorités souhaitent ainsi faire un appel du pied à leur base électorale hutu. C’est une manière de montrer qu’elles prennent en main des dossiers qui préoccupent leurs électeurs, comme dans le cas de l’assassinat du premier président hutu démocratiquement élu.

Enfin, le pouvoir utilise ici l’une de ses stratégies habituelles, qui consiste à ouvrir des dossiers contre des opposants ou contre des personnalités qu’il considère comme tels, afin de les disqualifier.

Jacob Zuma, le président sud-africain, rend hommage à Melchior Ndadaye, premier chef de l'État burundais, le 25 février 2016 à Bujumbura. © Stringer/AP/SIPA

Jacob Zuma, le président sud-africain, rend hommage à Melchior Ndadaye, premier chef de l'État burundais, le 25 février 2016 à Bujumbura. © Stringer/AP/SIPA

Difficile d’imaginer que j’aurais eu le pouvoir de faire quoi que ce soit pour nuire au président Ndadaye

Vous considérez-vous comme un opposant à Pierre Nkurunziza ?  

Je n’ai pas d’ambitions politiques au Burundi. Mais je suis considéré comme l’ennemi numéro 1 du régime parce que je suis un Tutsi et que je suis écouté à l’extérieur, y compris par la communauté internationale. C’est pour cela que je parlais de ceux que le régime considère comme des opposants, même quand ils ne se revendiquent pas comme tels.

Quel a été votre rôle à l’époque de l’assassinat de Melchior Ndadaye ?

À l’époque, je n’étais plus président, et je n’exerçais plus aucune fonction officielle dans l’armée ni en politique. C’est difficile d’imaginer que j’aurais eu le pouvoir de faire quoi que ce soit pour nuire au président Ndadaye. Si j’avais été réellement opposé au fait qu’il hérite du pouvoir, je me serais opposé à cette alternance d’une manière ou d’une autre, quitte à truquer les élections…

C’est l’inverse qui s’est produit : la transition démocratique qui l’à vu me succéder a été une chose positive pour le pays. Je n’avais aucune raison de gâcher ça.

Selon vos détracteurs, votre proximité avec l’armée de l’époque justifie ces suspicions… 

Ces gens là n’ont pas de preuves. On ne condamne pas les gens sur des suspicions.

Comment imaginer que le dossier sera instruit de manière impartiale ?

À vos côtés, sur la liste des personnes recherchées, on retrouve d’anciens membres de l’armée ou de l’Union pour le progrès national (Uprona). Qu’est ce que cela vous inspire?

C’est une façon pour le pouvoir de régler ses comptes avec une certaine partie de la classe politique de l’époque. À mon sens, cela montre aussi que le régime, qui fait l’objet de diverses mises en cause – des sanctions européennes, une enquête de la CPI, un rapport de la commission d’enquête sur les droits de l’homme de l’ONU… -, est sous pression.


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Êtes-vous prêt à collaborer avec la justice burundaise ?

Lorsque nous avons travaillé sur l’élaboration des accords d’Arusha, le consensus qui s’était dégagé, quant à la voie à suivre pour résoudre ce que nous avons appelé « le contentieux de sang », était le suivant : tous les crimes commis à cette période, qui ne se limitent pas à l’assassinat de Melchior Ndadaye, devaient relever de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR).

Quand vous voyez les dérives de la justice burundaise décrites dans le rapport de la commission d’enquête sur les droits de l’homme de l’ONU, ou quand vous constatez que le Parlement – censé représenter un pouvoir autonome du pouvoir judiciaire – soutenir ouvertement ces mandats d’arrêt, comment imaginer que le dossier sera instruit de manière impartiale ?

Seriez-vous prêt à vous présenter devant la Commission Vérité et Réconciliation ?

Au moins deux CVR ont été mises en place au Burundi. Je l’avais dit à l’époque et je le répète : je serais prêt à répondre aux questions de la Commission uniquement si nous en revenions au respect des accords d’Arusha. Mais aujourd’hui, il m’est difficile de me rendre au Burundi, compte tenu du climat qui y règne.

Toutefois la CVR peut se déplacer. Si elle souhaite se rendre au Mali pour m’y interroger, je suis prêt à lui répondre.

Pierre Nkurunziza, le président burundais, lors du lancement de la campagne pour le "Oui" au référendum constitutionnel lancé par le CNDD-FDD (au pouvoir), le 2 mai 2018 à Bugendana, dans la province de Gitega. © STR/AP/SIPA

Pierre Nkurunziza, le président burundais, lors du lancement de la campagne pour le "Oui" au référendum constitutionnel lancé par le CNDD-FDD (au pouvoir), le 2 mai 2018 à Bugendana, dans la province de Gitega. © STR/AP/SIPA

Cette affaire est une façon d’enterrer les accords d’Arusha

Vous avez déclaré qu’avec la réouverture du dossier sur l’assassinat du président Ndadaye, la justice risquait d’être « instrumentalisée à des fins électoralistes », même si cela devait replonger le pays « dans les conflits et les haines ethniques »…

Cette affaire est une façon d’enterrer les accords d’Arusha. En rouvrant le dossier sur l’assassinat de Melchior Ndadaye, le régime prend le risque de favoriser une dégradation des rapports ethniques.

Dans le contexte burundais, si vous ciblez des personnalités qui, pour la plupart, proviennent d’une seule communauté ethnique [les Tutsi, ndlr] ou d’un seul camp politique, soit-disant pour faire justice à l’autre communauté à l’autre bord politique, vous alimentez mécaniquement les tensions ethniques.

À l’époque, Pierre Nkurunziza avait écrit à tous les chefs d’États pour dire qu’il soutenait ma candidature à l’OIF

En 2015, après la réélection de Pierre Nkurunziza, vous évoquiez un « risque de génocide » contre les Tutsi. Estimez-vous que ce risque persiste aujourd’hui ?

Si l’on tient compte d’un certain nombre d’écrits sur les réseaux sociaux et du discours de certains responsables burundais, il ne manque qu’une étincelle pour rallumer le feu.

En 2014, pourtant, Pierre Nkurunziza avait soutenu votre candidature à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Comment vos relations ont-elles évolué depuis ?

L’OIF, c’était avant la crise de 2015. À l’époque, c’est vrai, Pierre Nkurunziza avait écrit à tous les chefs d’État de l’OIF pour dire qu’il soutenait ma candidature. Et je le voyais régulièrement pour en parler. Il est difficile d’imaginer qu’à cette époque il me considérait comme un criminel.

De mon côté, je ne pensais pas que les événements allaient évoluer ainsi. Les choses se sont dégradées lorsqu’il a été question qu’il accomplisse un troisième mandat. À partir de là, Pierre Nkurunziza n’est pas parvenu à gérer les choses et il a opté pour la répression. Tous les opposants à ce troisième mandat ont, dès lors, été considérés comme des ennemis.

Le moment est peut-être venu pour l’ONU et pour l’Union africaine de se saisir du dossier

Le Burundi vient de demander la fermeture du bureau des droits de l’homme de l’ONU dans le pays. Comment l’interprétez-vous ? 

Le régime fait tout pour qu’il n’y ait aucun témoin. Il n’y a pas d’autre explication possible.

Le dialogue interburundais est dans l’impasse, et l’EAC semble perdre prise sur le dossier. La réponse de la communauté internationale face à la crise post-électorale vous semble-t-elle adaptée ? 

Le régime ne veut pas de ce dialogue ni de la médiation de l’EAC, comme il l’a montré à plusieurs reprises. Le moment est peut-être venu pour l’ONU et pour l’Union africaine de se saisir du dossier, afin d’éviter le pire.

Croyez-vous à la promesse faite par Pierre Nkurunziza de ne pas se représenter en 2020?

Je n’ai vu aucun geste qui allait dans ce sens. Je n’ai donc pas de raison d’y croire.