Économie

Pascal Lamy – « En Afrique, les investisseurs exigent une rentabilité plus élevée qu’ailleurs »

L’ancien directeur général de l’OMC, porte-parole de la Fondation Mo Ibrahim, revient pour Jeune Afrique sur les points clés de l’Indice de la gouvernance africaine (IIAG) 2018.

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Mis à jour le 20 novembre 2018 à 15:43

Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC de 2005 à 2013. À Paris, Le 26 juin 2013. © Vincent Fournier/Jeune Afrique

Pascal Lamy, 71 ans, est un des plus fervents défenseurs du commerce international et de ses bénéfices. Commissaire européen pour le commerce (1999-2004), directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (2005-2013), directeur de la banque française Crédit lyonnais, il multiplie aujourd’hui les postes opérationnels ou honorifiques : il est ainsi membre de Transparency International France et du board de la Fondation Mo Ibrahim, qui a rendu public le 29 octobre son 12e Indice de la gouvernance africaine. Entretien.

Jeune Afrique : L’Indice Mo Ibrahim en est à sa douzième édition, ce qui permet d’interpréter les données collectées sur une série relativement longue. Quels sont les résultats globaux qui vous semblent les plus significatifs ?

Pascal Lamy : Le principal enseignement, c’est qu’en règle générale, l’amélioration de la gouvernance se poursuit lentement. Dans le détail, cette moyenne recouvre des différences assez nettes entre les progrès dans certains pays et les régressions dans d’autres. Des pays comme la Côte d’Ivoire, le Kenya ou le Maroc sont en amélioration très nette, d’autres comme l’Éthiopie ou le Mozambique régressent, notamment dans des secteurs importants comme les libertés publiques.

Il y a une course de vitesse entre croissance économique et croissance démographique

Et en termes d’indicateurs spécifiques ?

Ce qui est préoccupant, c’est que l’indicateur de croissance des opportunités économiques est soit très plat, soit en diminution. C’est un vrai problème de long terme alors qu’il y a une course de vitesse entre croissance économique et croissance démographique. La croissance doit augmenter tout en fournissant du travail aux jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi. Et là réside un vrai problème. Car cette croissance est soit insuffisante, soit trop inégalitaire et pas assez inclusive.

Quelle est la cause principale de cette croissance inégalitaire ?

On peut l’expliquer en grande partie par le fait que l’environnement des affaires, qui comprend la simplification administrative ou les opportunités économiques, patine. Or cet indicateur est un facteur très important pour la facilitation et d’intégration des jeunes dans le monde du travail.

Comment expliquez-vous que ce point régresse alors que nombre de gouvernements africains ont répété le mettre en tête de leur priorité ?

C’est qu’entre le narratif et la réalité, il y a des différences. La vérité c’est que le respect du droit, l’absence de corruption, la stabilité des normes, l’indépendance des juges ou des médias sont essentielles. Aussi longtemps que l’environnement des affaires impliquera une prime de risque pour l’Afrique, le coût des investissements y sera plus important qu’ailleurs, et le continent sera handicapé.


>>> À LIRE : Carte : quels risques pour les investissements en Afrique ?


En moyenne dans ce monde, la rentabilité des capitaux tourne autour de 10 %. En Afrique, les investisseurs, quelle que soit leur nationalité, vont demander 13 % voire 15 % pour investir. La prime de risque est intégrée dans le calcul. C’est dans cette différence que meurent tout un tas d’investissements qui pourraient intervenir sur le continent.

Dans les télécoms par exemple, la rentabilité des capitaux était au-dessus de 15 %, et cela explique leur développement. Mais dans le photovoltaïque, le transport ferroviaire, la logistique portuaire, on tombe en dessous de cette barre et les investisseurs considèrent que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ailleurs oui, mais en Afrique non. C’est la raison pour laquelle les Européens réfléchissent à de nouvelles structures de coopération avec l’Afrique et travaillent sur la notion de « derisking » des investissements.

Le capital humain demeure la matière première la plus abondante du continent

Les indicateurs en matière d’éducation semblent régresser désormais. Cela ressemble à une très mauvaise nouvelle.

Ces indicateurs avaient bien augmenté au début de la série mais maintenant en effet, ils ralentissent voire régressent alors que sur la santé par exemple, la progression est forte et constante. Il faut toutefois rester prudent sur l’interprétation des données, car les bases statistiques restent fragiles et il est très complexe de mesurer correctement le niveau d’éducation.

De mon point de vue, la raison de ces contre-performances est à chercher dans l’allocation des ressources. Les États doivent investir davantage, car le capital humain demeure la matière première la plus abondante du continent. Il faut à la fois davantage de ressources dans l’offre éducative publique et davantage de ressources pour permettre la solvabilisation de la demande par des systèmes privés.

L’Île Maurice et les Seychelles sont en tête de l’indice Mo Ibrahim alors qu’ils sont considérés par de nombre d’organisations à travers le monde comme des paradis fiscaux. Cela ne vous pose-t-il pas un problème ?

En effet. On a eu le même souci avec l’indicateur Doing Business de la Banque mondiale. Et le même type de critiques lui a été adressé. Pour relativiser, il faut quand même souligner le fait que quand vous avez un PNB/habitant au-dessus des autres, comme c’est le cas de ces pays, votre assiette fiscale est plus large et vos revenus supérieurs. Donc vous pouvez moduler davantage votre fiscalité. On peut regretter bien sûr que l’indice ne note pas en valeur mais à l’aide d’indications objectives. Mais, à ma connaissance, en dehors des listes noires des paradis fiscaux, il n’existe pas de classement international qui établit quels sont les pays vertueux en matière fiscale et ceux qui  le sont moins.

À l’origine, l’un des objectifs affiché par Mo Ibrahim lorsqu’il a lancé cet indice était d’inciter les pays africains à améliorer leur gouvernance en les mettant face aux faits. Pensez-vous qu’il y soit parvenu ? Y a-t-il un effet Indice Mo Ibrahim ?

Je pense que oui. Ce genre de classement est très utilisé dans le business par exemple. Si vous voulez investir en Afrique et que vous êtes une multinationale, vous observerez la décomposition des données et vous vous en servirez pour effectuer vos choix d’investissements. Disons que des Chinois de Hong-Kong qui font du sourcing textile veulent investir en Afrique et qu’ils hésitent entre l’Égypte et l’Éthiopie, ils vont regarder les résultats de l’indice Mo Ibrahim, celui de Transparency international, celui de la Banque mondiale… Les dirigeants africains savent que leur pays est évalué à cette aune et cela les influencent dans leurs prises de décision.

La taille du pays semble être également un biais important. N’est-il pas plus facile pour un petit pays comme le Rwanda de se réformer que pour un grand comme le Nigeria ?

C’est en partie vrai seulement. La preuve, l’Afrique du Sud et le Kenya sont dans la partie haute du classement. Mais en effet le Nigeria est très bas… Que les pays plus petits soient plus faciles à gouverner n’est pas nouveau. Il en est ainsi sur la Terre entière. C’est ce que j’appelle l’effet canoë. Quand on est peu sur un petit esquif, la discipline est facile à faire respecter, lorsqu’on est beaucoup sur un gros bateau, c’est plus difficile.

Au global, votre constat est assez inquiétant, avec en tête des préoccupations la fameuse « bombe démographique » à venir. Êtes-vous pessimiste ?

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je suis activiste. Ce qui compte, c’est d’essayer de voir où sont les leviers et notamment les leviers de croissance économique. Comme je l’ai dit précédemment, les problèmes les plus importants à résoudre sont ceux de l’opportunité économique et de la course entre économie et démographie. C’est là la clef de l’avenir et c’est à cela qu’il faut s’atteler.