Culture

Art contemporain : plus de 130 artistes africains à Paris pour la foire AKAA

Du 8 au 11 novembre, la foire d’art africain contemporain AKAA (Also Known As Africa) se tient au Carreau du Temple, à Paris. Avec une certaine audace, sa fondatrice Victoria Mann a osé quelques chocs tectoniques.

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Mis à jour le 12 novembre 2019 à 17:31

L’affiche de l’édition 2018 de la foire d’art contemporain Also Known As Africa. © DR Akaa

Confronter les points de vue, décentrer les regards, questionner les images : pour peu que l’on s’attache à aller au-delà de sa seule dimension commerciale, la troisième édition de la foire d’Art contemporain AKAA (Also Known As Africa, dont Jeune Afrique est partenaire) offre un précipité stimulant des interrogations qui traversent le monde de l’art contemporain dit « africain ».

Entre certaines œuvres, un distance vaste comme l’océan Atlantique

Angel in A, d'Ernest Dükü (gauche) et le portrait d'une éthiopienne, issue de la série de Carol Beckwith et Angela Fisher. © DR / Ernest-Dükü / Carol Beckwith et Angela Fisher

Angel in A, d'Ernest Dükü (gauche) et le portrait d'une éthiopienne, issue de la série de Carol Beckwith et Angela Fisher. © DR / Ernest-Dükü / Carol Beckwith et Angela Fisher

L’art n’est pas une image à consommer, le contenu doit faire sens, interpeller, offrir autre chose qu’un simple cliché

Peuvent ainsi se retrouver face à face, par le hasard de l’organisation des stands, des artistes dont les démarches radicalement différentes ne racontent pas du tout les mêmes histoires. Ainsi, la galerie Art First présente-t-elle les photographies des Américaines Carol Beckwith et Angela Fisher face à aux œuvres de l’Ivoirien Ernest Dükü, présenté par la galerie LouiSimone Guirandou.

Entre les deux, c’est plus que l’océan Atlantique… Certes, le travail des photographes américaines est remarquable, mais de quoi s’agit-il, sinon d’un regard occidental porté sur les traditions africaines, un regard esthétisant propre à séduire les lecteurs de National Geographic ? Tout proche, le travail d’Ernest Dükü n’a rien à voir : des œuvres colorées, chargées de symboles et de références religieuses, où des corps en forme de graine de palme se parent de signes chrétiens, musulmans, créant un langage complexe, mystérieux, presque mystique.

Le raccourci entre les deux démarches peu troubler, voire choquer ; on peut aussi le trouver stimulant. « J’ai l’impression qu’il y a un désir de dépassement, une volonté d’aller au-delà de l’histoire tout en restant dans un ancrage territorial », explique Dükü en choisissant ses mots avec application. « L’art n’est pas une image à consommer, le contenu doit faire sens, interpeller, offrir autre chose qu’un simple cliché. »

Remodeler le regard sur le corps noir

LAMB  I,Mor  Ndiaye  &Ecurie  Ndakaru (Dakar, la Medina, 2007), par Laurent Gudin. © © Laurent Gudin

LAMB I,Mor Ndiaye &Ecurie Ndakaru (Dakar, la Medina, 2007), par Laurent Gudin. © © Laurent Gudin

Parmi les nombreuses pistes que le visiteur pourra suivre en déambulant entre les travaux des 137 artistes présentés par les 49 exposants de cette troisième édition d’AKAA, il en est une qui peut tenir lieu de fil rouge : nombre de plasticiens ici présents tentent peu ou prou de se réapproprier leur image – et de remodeler le regard porté sur le corps noir.

Si les images exotiques de Carol Beckwith et Angela Fisher ou les photographies en noir en blanc de lutteurs sénégalais présentées par Laurent Gudin (Galerie Jean Denis Walter) paraissent totalement anachroniques, quelles que soient leurs qualités plastiques, c’est parce qu’elles demeurent extérieures au monde qu’elles tentent de saisir. Ou du moins semblent l’être, notamment quand elles sont confrontées aux œuvres de plasticiens portés par une dynamique affirmation de soi.

L'un des images de la série "A seat at the table", du Sud-Africain Justin Dingwall. © DR / Justin Dingwall

L'un des images de la série "A seat at the table", du Sud-Africain Justin Dingwall. © DR / Justin Dingwall

Ainsi en va-t-il du travail du Sud-Africain Justin Dingwall : sa série A Seat at the Table, à la limite du surréalisme, bourrée d’humour, présente un homme atteint de vitiligo – donc noir avec des taches blanches, ou inversement – dans différentes postures et, parfois, recouvert d’yeux factices. Dans d’autres séries du même artiste, les corbeaux sont blancs et les cygnes noirs…

Untitled #4, série « Princesse », 2015. © Dalila Dalléas Bouzar Courtesy de l’artiste et de la Galerie Cécile Fakhoury

Untitled #4, série « Princesse », 2015. © Dalila Dalléas Bouzar Courtesy de l’artiste et de la Galerie Cécile Fakhoury

Mais il n’est pas le seul à s’amuser du regard, à détourner les codes et les clichés, à réécrire l’histoire de l’art. L’Algérienne Dalila Dalléas Bouzar ne fait pas autre chose quand elle présente sur un panneau monumental une version de la Cène où Jésus-Christ a le visage de Bob Marley – et les apôtres des couleurs de peaux très différentes.


>>> À LIRE – Arts plastiques : le rose et le noir de Dalila Dalléas Bouzar


« Ceci est mon corps »

Sans titre (2016). Par le Sénégalais Soly Cissé. © DR / Soly Cissé / La Galerie 38

Sans titre (2016). Par le Sénégalais Soly Cissé. © DR / Soly Cissé / La Galerie 38

De nombreux artistes de cette édition affirment haut et fort : « Ceci est mon corps »

« Ceci est mon corps, ceci est mon sang », aurait dit Jésus-Christ. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, pour de nombreux artistes de cette édition, affirmer haut et fort : « Ceci est mon corps ». C’est le cas pour le Sénégalais Soly Cissé (La Galerie 38) et ses figures mi-hommes mi-bêtes surgies de l’ombre, c’est le cas pour la Sud-Africaine Isabelle Grobler (Galerie Sulger-Buel Lovell) et ses femmes aux formes plus qu’épanouies emportées dans une danse capitaliste avec des caddies de supermarché, c’est le cas pour la Franco-Togolaise Djeneba Aduayom (Galerie Number 8) et ses images léchées, esthétisantes, afro-futuristes pour certains, d’hommes et de femmes au visage enfermé dans une bulle…

« Pour moi, cette thématique est fortement présente, parce que l’on vit dans un climat de tension autour de cette idée du corps blanc contre le corps noir », reconnaît Victoria Mann, la fondatrice de la foire. « La question raciale est très clivante aujourd’hui, et j’ai parfois l’impression que l’on a fait dix pas en arrière. Je me suis même posé la question de ma propre légitimité, en tant que Franco-Américaine ayant des origines dans la Jura, pour créer AKAA. Cela fait partie des questions qui m’ont été posées… et ouvrir la porte est une manière d’y répondre. »

Autres temps, autres lieux, même humanité

L'une des images de la série Lo que contaba la abuela, Ce que mamie racontait, de Susana Pilar. © DR / Susana Pilar

L'une des images de la série Lo que contaba la abuela, Ce que mamie racontait, de Susana Pilar. © DR / Susana Pilar

Le miroir et le temps, deux éléments que l’on retrouve aussi dans l’oeuvre monumentale de la cubaine Susanna Pilar

De fait, même si cela fera sans doute grincer quelques dents, AKAA a pris le risque de s’ouvrir, à la fois sur d’autres époques et sur d’autres régions. Ainsi, le stand du galeriste belge d’art classique Didier Claes a-t-il été entièrement pensé par l’artiste sud-Africain Kendell Geers.

Dans quel espace-temps se trouve-t-on? Impossible de le dire. Que regarde-t-on ? Difficile de se prononcer puisque le sol en miroir nous renvoie notre propre image et celle des œuvres présentées, anciennes ou bien contemporaine…

Le miroir et le temps, deux éléments que l’on retrouve aussi dans l’oeuvre monumentale de la cubaine Susanna Pilar (Lo que contaba la abuela, Ce que mamie racontait), qui présente des images grandeur nature des femmes de sa famille, et des miroirs où elles se reflètent, où nous nous reflétons en circulant dans une histoire qui est aussi la nôtre, d’où que nous venions.

Il y a des chocs, des heurts et des accidents, dans cette édition d’AKAA, mais aussi une audace salutaire.