Une manifestation se tiendra, vendredi 26 octobre, en signe de soutien à l’ancien ministre de l’Intérieur Ahmed Friâa, jugé à nouveau pour la répression des manifestations du 13 janvier 2011. Elle aura lieu devant le gouvernorat de Zarzis, la ville natale du mis en cause.
« Aucun Tunisien, je dis bien aucun, n’échappera à la justice », déclarait à Jeune Afrique Ahmed Friaa, ex-ministre de l’intérieur, le 26 janvier 2011. Il était sans doute loin d’imaginer qu’il serait directement concerné, et ce par deux fois.
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Au total, l’homme n’a été en poste qu’une quinzaine de jours, à compter du 12 janvier 2011. Cet universitaire, ingénieur et mathématicien, n’avait pas vraiment le profil pour le poste. Titulaire des portefeuilles de l’Éducation (1994), puis des Technologies de la communication (1997 à 2002), il avait disparu depuis plusieurs années de la vie politique. La nomination de ce libéral à un poste régalien était en fait « un signe d’ouverture au plus fort de la contestation », comme le rappelait à l’époque Jeune Afrique.
La justice transitionnelle, une « seconde chance »
Jugé en juillet 2012 par un tribunal militaire pour son rôle supposé dans la répression contre les manifestants de Thala et de Kasserine l’année précédente, mais aussi inculpé dans le procès des blessés et martyrs de la révolution dans le Grand-Tunis et cinq autres gouvernorats, il avait bénéficié d’un non-lieu. Et pour cause : Ahmed Friaa affirme avoir ordonné à ses subordonnés de ne pas utiliser les armes.
Un jugement qui ne semble convaincre ni l’Instance Vérité et Dignité (IVD), ni l’association Awfia, regroupement des familles des martyrs et des blessés de la révolution, plaignante dans cette affaire. Le 19 octobre 2018, la chambre pénale spécialisée en justice transitionnelle au tribunal de première instance de Tunis a également demandé l’interdiction de voyage des accusés : les anciens ministres de l’Intérieur Rafik Haj Kacem et Ahmed Friaa, mais aussi des anciens cadres sécuritaires comme Abdel Touiri, Lotfi Zouaoui, Jalel Boudriga et Abdelbasset Ben Mabrouk.
La présidente de l’organisation Awfia, Lamia Farhani, avocate et sœur d’Anis Farhani, martyr tué par les policiers lors de la journée de manifestations du 13 janvier dans la rue de Cologne du quartier de Lafayette (Tunis), explique à Jeune Afrique que la nouvelle présence d’Ahmed Friaa sur le banc des accusés suit une logique juridique.
C’est vrai qu’il n’est pas resté longtemps en poste, mais le 13 janvier, c’est bien lui qui était aux commandes
« C’est vrai qu’il n’est pas resté longtemps en poste, mais le 13 janvier, c’est bien lui qui était aux commandes du ministère de l’Intérieur. Pour éviter toute controverse, l’IVD a d’ailleurs préféré mettre aussi en cause son prédécesseur Rafik Haj Kacem. (…) L’instance fonctionne par une logique de gradation dans l’échelle des commandes, et celle-ci va jusqu’au président de la République« , explique la militante. Un mandat d’amener international sera d’ailleurs émis par la juridiction spécialisée à l’encontre de l’ancien chef de l’État, Zine el-Abidine Ben Ali.
Selon Lamia Farhani, les procès des blessés et des martyrs de la révolution ne peuvent être traités par des tribunaux militaires, comme cela a été le cas au lendemain de la révolution. « Il s’agit de graves atteintes aux droits humains. Ces cas nécessitent une juridiction spécialisée », avance-t-elle. L’avocate n’a pas été satisfaite par les premiers jugements : « Tous les suspects ont été innocentés, comme si personne n’était véritablement responsable. La justice transitionnelle, c’est notre deuxième chance ».
Batailles médiatiques
Reporté au 20 décembre prochain pour permettre à la partie civile de se constituer, le procès a déclenché une vaste polémique dans le pays.
Du côté d’Ahmed Friaa, les soutiens politiques sont nombreux. à commencer par le chef du gouvernement Youssef Chahed, qui l’a rencontré mercredi 25 octobre. Ahmed Néjib Chebbi, militant de la première heure et président du Mouvement démocratique, a réagi dans un statut publié sur sa page Facebook, estimant qu’il s’agit d’une « humiliation pour les compétences nationales ». Même son de cloche chez le ministre des domaines de l’État et des Affaires foncières, Mabrouk Korchid, qui a estimé que la nouvelle traduction en justice du très éphémère ministre de l’Intérieur était « une grave erreur ».
Ahmed Friaa dénonce quant à lui un procès politique. Invité de la chaîne Attessia mardi 23 octobre, il a fondu en larmes en évoquant sa nouvelle inculpation, assurant qu’il continuera de militer pour la Tunisie – il est désormais à la tête de projets de développement à destination des jeunes.
S’il est réellement innocent, il le prouvera devant un tribunal, et non sur un plateau de télévision
« Cette campagne médiatique n’a pas lieu d’être. Il cherche à monopoliser l’opinion publique, mais les victimes pourraient en faire de même, s’indigne Lamia Farhani. Quand j’entends certains qui en appellent aux partis et au chef de l’État, je me demande où est l’indépendance de la justice dans tout ça. »
« S’il est réellement innocent, il le prouvera à nouveau. Cette bataille se passera au tribunal, et non sur un plateau, renchérit l’avocate. Au lieu de parler de ses investissements en Tunisie, il devrait penser aux familles des victimes et s’excuser pour ce qu’il n’a pas pu faire ».
L’IVD, un « monstre juridique » ?
L’IVD, sous la plume de son vice-président Mohamed Ben Salem, a répondu à ses détracteurs. Le communiqué de l’instance rappelle l’alinéa 9 de l’article 148 de la Constitution, qui a institué la non rétroactivité des lois et empêché d’invoquer l’autorité de la chose jugée.
La justice transitionnelle en Afrique du Sud avait un Mandela, nous avons créé un Dracula
Si le professeur de droit constitutionnel Amin Mahfoudh concède que l’IVD est effectivement en droit d’intenter un nouveau procès à une personne déjà jugée, il considère que « l’instance est un monstre juridique. La justice transitionnelle en Afrique du Sud avait un Mandela, nous avons créé un Dracula ! , s’exclame-t-il. Je l’avais déjà déclaré au moment de sa création. Nous avons produit une mauvaise loi. »
L’affaire d’Ahmed Friaa est symptomatique de la « zone de non-droit » instituée par la justice transitionnelle tunisienne, insiste l’universitaire. Alors que la loi fondamentale prévoit un double degré de juridiction, les accusés ne peuvent par exemple pas faire appel des décisions prises par les tribunaux spécifiques de la justice transitionnelle.
Fin de mandat, planche de salut ?
Par ailleurs, son champ d’investigation s’étend de 1956 à 2013, ce qui discrédite l’ensemble des procès post-révolutionnaires, estime Amin Mahfoudh. « Le seul levier sur lequel pourrait jouer la partie adverse, c’est la fin du mandat légal de l’instance. Si ces juges sont sans légitimité, pourquoi sont-ils encore juges aujourd’hui ? », questionne-t-il.
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Le mandat de l’IVD s’est effectivement achevé en mai 2018, mais le conseil de l’organe a décidé de prolonger son mandat d’une année supplémentaire. Une décision à laquelle s’est opposée l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le 26 mars dernier. Toutefois, l’article stipulant que la prolongation du mandat se fait « par décision motivée de l’Instance soumise à l’Assemblée » est diversement interprété. L’IVD estime qu’elle ne se soumet à la décision de l’hémicycle qu’à titre informatif, et qu’elle n’a pas de pouvoir de contrôle et d’approbation sur elle.
Pour la présidente d’Awfia, l’IVD n’est pas le centre de cette affaire. « Ce procès, ce n’est pas Sihem Ben Sedrine [la présidente de l’IVD] qui le mène, ce sont les victimes et leurs familles. Je suis la sœur d’un martyr et je vous le dis : nous ne voulons pas la peau d’un homme. Tout ce que nous demandons, c’est la vérité », conclut-elle.