Blocage de la Cour constitutionnelle en Tunisie : « les modernistes sont perdants »

Censée être opérationnelle depuis 2015, la Cour constitutionnelle tunisienne attend toujours que ses postes soient pourvus pour pouvoir se mettre en marche. La question est hautement politique car cette instance devra trancher sur des sujets de société épineux et jouer le rôle d’arbitre de l’exécutif, nous explique le constitutionnaliste Amin Mahfoudh.

Youssef Chahed, chef du gouvernement tunisien, juste avant d’obtenir le vote de confiance pour son second gouvernement (à d. Mohamed Naceur). A Tunis, le 11 septembre 2017. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Youssef Chahed, chef du gouvernement tunisien, juste avant d’obtenir le vote de confiance pour son second gouvernement (à d. Mohamed Naceur). A Tunis, le 11 septembre 2017. © Hassene Dridi/AP/SIPA

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Publié le 12 octobre 2018 Lecture : 6 minutes.

C’est l’une des promesses non tenues de cette rentrée parlementaire en Tunisie. Les députés censés élire encore trois membres de cette instance (deux juristes et un(e) non juriste) ont encore échoué à se mettre d’accord.

Mercredi 10 octobre, la plénière qui devait suivre a donc été reportée au 23 octobre. Quand l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) se sera acquittée de sa tâche, le reste de l’équipe de la Cour pourra être choisi par le Conseil supérieur de la magistrature et le chef de l’État. Elle se composera au total de 9 juristes et 3 non juristes.

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Amin Mahfoudh, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Sousse et expert international en justice constitutionnelle, décrypte pour Jeune Afrique les enjeux de ces nominations.

Jeune Afrique : Jusqu’à présent, seule une magistrate, Raoudha Ouersighni, a pu être élue en mars dernier à la majorité requise des deux tiers, soit 145 voix. Pourquoi les trois autres bloquent-elles encore ?

Amin Mahfoudh : Au sein de l’ancienne coalition d’Ennahdha et de Nidaa Tounes, les deux groupes ont longtemps disposé de 155 voix à l’ARP. Ils auraient pu facilement s’entendre, mais ces échecs nous montrent bien que cette coalition n’était qu’opportuniste. Ennahdha veut avoir ses propres juges à la Cour constitutionnelle. À mon sens, il aurait fallu accepter un compromis car ils représentent un courant important pour le pays. Je pense que les modernistes sont perdants, parce que Ennahdha a peut-être désormais intérêt à ce qu’il n’y ait pas de Cour avant les élections de 2019. Il se peut que le parti joue la montre en espérant obtenir aussi la présidence par exemple.

On ne peut pas avoir de transition démocratique en l’absence de Cour constitutionnelle

Ce qu’il se passe traduit le grand débat entre les conservateurs et les modernistes. Le problème, c’est le Parlement, et pas uniquement le parti Ennahdha. Les modernistes aussi s’entre-déchirent et ne sont pas d’accord entre eux. Tout ceci est regrettable, aussi bien pour le pouvoir politique que pour tous les Tunisiens. On ne peut pas avoir de transition démocratique en l’absence de Cour constitutionnelle.

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Cette Cour constitutionnelle devrait être amenée à trancher sur des enjeux de société importants. Est-ce le fond du problème ?

C’est effectivement en rapport avec la mission de la Cour, qui sera de trancher entre une lecture conservatrice, que je qualifierais même d’obscurantiste, ou une lecture éclairée se référant à un État de droit et aux conventions internationales. Or, par exemple, une ambiguïté apparaît dès l’article premier de la Constitution, qui stipule que « la Tunisie est un État indépendant et souverain, et l’islam est sa religion ».

La Cour, c’est la bouche de la loi qui va trancher les litiges sociétaux. L’enjeu est très important

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C’est une formulation floue, dont on peut faire deux lectures. L’une est que l’islam est la religion de l’État. Moi, j’en ai une lecture moderniste : l’islam est la religion des Tunisiens. La jurisprudence des années 1970 et 1980 était déjà divisée sur cet article hérité de la précédente Constitution. Les juges l’ont déjà interprétée différemment par le passé.

Il ne suffit donc pas d’écrire la Constitution : la Cour, c’est la bouche de la loi qui va trancher les litiges sociétaux. L’enjeu est très important.

On a vu récemment les débats suscités par les recommandations de la Colibe (Commission des libertés individuelles et de l’égalité), dont celle de tendre vers l’égalité des sexes dans l’héritage. Les membres de la Cour pourront-ils se prononcer sur des enjeux de ce genre ?

Oui, et même sur la constitutionnalité du Code pénal actuel en ce qui concerne la dignité du corps. Par exemple, en Tunisie, le concubinage est toujours un crime et non une faute civile, donc on peut trouver des gens en prison pour avoir disposé de leur corps librement. Il y a aussi un texte de loi qui interdit la vente d’alcool aux musulmans pendant certaines dates clefs du calendrier religieux, et qui criminalise cette pratique.

Concernant la Colibe, Ennahdha a critiqué ses propositions en estimant qu’elles portaient atteinte aux préceptes du Coran. Cela laisse penser que le Coran restera pour ce parti la norme suprême.

De nombreuses associations rappellent l’urgence du travail de la Cour pour tirer un trait sur l’arsenal juridique répressif de l’ancien régime, qui pourrait encore servir de prétexte à des arrestations injustifiées. Selon vous, est-ce une urgence ?

Tout à fait. Il y a encore beaucoup de lois liberticides de l’ancien régime. On continue par exemple à gérer le pays avec un décret qui organise l’état d’urgence, alors que ce décret est anticonstitutionnel. Or, c’est la grande mission de la Cour : si je suis un justiciable qui s’estime lésé par un texte, il faut qu’elle puisse trancher.

La Cour constitutionnelle devrait également arbitrer certains conflits entre les deux têtes de l’exécutif, mais de quelle manière ? Pensez-vous qu’elle aurait pu jouer un rôle dans la crise actuelle ?

Nous avons en effet choisi un exécutif à deux têtes, et le risque de clivage dans l’exercice des compétences est bien réel. Ce risque existe car la Constitution ne définit pas clairement les prérogatives de chacun. En cas de conflit sur la répartition des compétences, le chef de l’État ou le chef du gouvernement ont la possibilité de saisir la Cour, qui doit statuer en une semaine pour trancher.

Par le passé, cela a aussi posé problème entre l’ancien président Moncef Marzouki et son premier ministre Hamadi Jebali, lors de l’extradition de Baghdadi el Mahmoudi vers la Libye [l’expulsion de cet ex-chef de la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi avait eu lieu en 2012, sans l’aval du président tunisien qui s’y opposait car les garanties d’un procès équitable n’étaient pas réunies]. On a donc déjà vécu un précédent.

La Cour possède une autre compétence importante : celle de destituer le chef de l’État

La Cour possède une autre compétence importante : celle de destituer le chef de l’État. S’il commet un acte qui porte atteinte à la Constitution, ou un manquement à une de ses obligations constitutionnelles, le Parlement pourrait la saisir (à la majorité des deux tiers) pour qu’elle se prononce. Elle serait donc en mesure de le destituer. Quand le chef de l’État empiète sur les compétences du chef du gouvernement, cela peut par exemple être vu comme une violation de la Constitution. En théorie, la possibilité existe.

Pourrait-elle donc représenter une potentielle menace pour le chef de l’État, qui n’aurait dans ce cas pas non plus intérêt à ce qu’elle soit opérationnelle ?

Il ne lui reste qu’une année d’exercice de cette fonction, donc ce serait plutôt un acquis pour lui que cette Cour soit mise en place sous son mandat. Il aurait aussi l’avantage de pouvoir choisir au moins quatre membres, hommes ou femmes de confiance.

Le choix des membres de la Cour constitutionnelle pose la question de son indépendance. Comment cette dernière est-elle garantie ?

En Tunisie, contrairement à plusieurs pays européens, il est interdit qu’un membre de la Cour dirige un parti politique ou ait été candidat à une élection locale ou parlementaire. Il existe des garanties qui pourraient permettre à la Cour de fonctionner en toute indépendance : son mandat de neuf ans est renouvelable tous les trois ans, mais sans possibilité de reconduction. Sans possibilité d’être renouvelées, les autorités de nomination n’ont aucun pouvoir sur les membres.

Le problème, c’est que la mosaïque de l’ARP est tenue d’élire les membres de la Cour avec 145 voix. Or, les autorités de nomination sont politiques et la Constitution est politique, donc on ne peut pas y échapper. La Cour n’étant pas 100% technique, la question politique existe toujours. Reste à savoir si ses membres disposent de garanties qui leur permettent de travailler dans de bonnes conditions, et je pense qu’en Tunisie c’est le cas.

L’autre grand risque, une fois qu’elle sera au travail, sera le déni de justice. Elle aura 12 membres et le président n’aura pas de voix prépondérante. En cas de vote avec six voix pour et six contre, il ne pourra pas trancher et il y aura blocage.

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