C’est à La Terrasse, sur le toit de l’hôtel Raphaël, à Paris, que Louise Mushikiwabo nous reçoit, encadrée par les deux monuments français les plus emblématiques : d’un côté, la Tour Eiffel, de l’autre, l’Arc de Triomphe. Faisant le parallèle avec la libération symbolique, quelques jours plus tôt, de plus de 2 000 prisonniers dont l’opposante Victoire Ingabire Umuhoza, à trois semaines du sommet d’Erevan, la candidate au poste de secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) lâche, dans un sourire, qu’il s’agit probablement d’« heureuses coïncidences ».
Adoubée par Paris, soutenue par l’Union africaine (UA), celle qui se prépare à abandonner le ministère des Affaires étrangères après neuf ans à ce poste n’envisage pas que l’échec soit une option. Après avoir avalé en deux mois plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, d’Abidjan à Hanoï, en passant par Beyrouth ou Bucarest, Louise Mushikiwabo entend boucler à New York, à l’occasion de l’assemblée générale de l’ONU, une campagne menée tambour battant.
Elle revient pour Jeune Afrique sur sa vision de la Francophonie et sur la relation tumultueuse de son pays avec la France…
Jeune Afrique : Votre candidature à la tête de l’OIF a surpris. Confirmez-vous qu’elle a été inspirée par l’Élysée et que la proposition vous a d’abord été soumise par l’intermédiaire d’émissaires africains, notamment la diplomatie marocaine ?
Louise Mushikiwabo : Le principe de cette candidature a effectivement été d’abord discuté avec des pays amis, que je préfère ne pas citer, puis avec la France. J’ai pris le temps d’en parler avec le président Kagame et avec des collègues du gouvernement, et il nous a semblé que ce n’était pas une mauvaise idée.
Il est temps pour nous de jouer un rôle plus actif dans les organisations auxquelles nous appartenons
Comment les autorités rwandaises ont-elles réagi en apprenant qu’Emmanuel Macron souhaitait vous voir confier les clés de l’OIF ?
Avec un mélange de surprise et de plaisir. Car pendant longtemps, la Francophonie a été associée à la France, avec laquelle nous avons, comme chacun sait, des relations très compliquées.
Du côté rwandais, cette candidature est-elle un pied-de-nez à ce passé conflictuel ? Ou plutôt un geste d’apaisement ?
Elle témoigne en premier lieu de notre envie de jouer un rôle de premier plan au sein d’une organisation dont le Rwanda est membre depuis longtemps, mais envers laquelle notre enthousiasme s’était considérablement émoussé du fait des mauvaises relations avec la France.
Au cours des dernières années, mon pays a dépassé le stade de la reconstruction : il est passé à la consolidation de ses acquis. Il est donc temps pour nous de jouer un rôle plus actif dans les organisations auxquelles nous appartenons. C’est aussi cette démarche qui a guidé notre retour au sein de la CEEAC [Communauté économique des États de l’Afrique centrale]. Ce sont autant de signes de bonne santé politique et diplomatique.

Mahamaou Issoufou, président du Niger, Moussa Faki, président de la Commission de l'UA, Louise Mushikiwabo, ministre rwandaise des Affaires étrangères, et Paul Kagame, président du Rwanda, à Kigali le 20 mars 2018. © DR / Union africaine
De plus en plus, l’Afrique parlera d’une même voix
Vous dites que vous êtes au ministère rwandais des Affaires étrangères ce que sont « les meubles dans une maison ». Qu’est-ce qui aura marqué l’action diplomatique du Rwanda pendant ces neuf années ?
Une expansion diplomatique évidente : nous sommes allés vers le monde, aussi bien sur le plan politique qu’économique. Nous avons notamment ouvert des ambassades en Asie et au Moyen-Orient : nous sommes aujourd’hui présents à Singapour, à Séoul, à Abu-Dhabi… Dans le même temps, nous avons considérablement intensifié notre activité sur le continent, en Afrique occidentale, australe, centrale.
Notre diplomatie a mûri et son activité a doublé, qu’il s’agisse des effectifs ou des représentations. Nous ouvrirons bientôt de nouvelles ambassades au Mozambique, au Zimbabwe et au Maroc.
En 2014, l’Afrique a laissé échapper le secrétariat général de l’OIF car elle était divisée entre quatre prétendants. Faut-il voir dans l’unanimité de l’UA autour de votre candidature la récompense de cette activité diplomatique ?
Outre l’implication du Rwanda sur le continent et au sein de l’UA, ce soutien africain à ma candidature correspond à un momentum qui tend vers cette unité. C’est l’ère des réformes, de l’intégration. L’Afrique a compris que, lorsqu’elle est unie, elle peut gagner – comme lorsqu’elle a porté l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus à la tête de l’OMS. De plus en plus souvent, sur la scène internationale, l’Afrique parlera d’une même voix.
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Quel regard portez-vous sur le bilan de Michaëlle Jean ? En quoi espérez-vous faire mieux qu’elle ?
J’ai choisi d’éviter de mener une campagne basée sur la négativité à l’égard de l’actuelle secrétaire générale. Ce que je peux dire, c’est que je ressens une certaine frustration des États membres, qui aimeraient une présence plus forte de l’OIF auprès d’eux, tout comme sur l’échiquier mondial.
J’ai l’envie, l’énergie, l’expérience, je dispose d’un bon carnet d’adresses… Beaucoup de responsables africains et autres ont envie de me soutenir pour un véritable redémarrage de notre organisation. Après avoir travaillé pour un seul pays, œuvrer demain au service de 84 États est un défi que je compte relever.

Dans une salle de classe à Kigali, en 2009. © Vincent Fournier/Jeune Afrique/JA
Au Rwanda, il n’y a pas de guerre entre le français et l’anglais
Au moment où le Rwanda faisait de l’anglais la langue principale dans l’enseignement, Paul Kagame déclarait : « Nous donnons la priorité à la langue qui rendra nos enfants plus compétents et qui servira notre vision de développement du pays. » Comment concilier ce credo avec la fonction que vous briguez ?
Au Rwanda, il n’y a pas de guerre entre le français et l’anglais. Notre cas n’est d’ailleurs pas unique puisque je crois que nous sommes huit pays membres de l’OIF, dont le Canada, à avoir en partage le français et l’anglais. L’anglais est la langue de la technologie, du « business », des réseaux sociaux… C’est une réalité de la mondialisation à laquelle nous n’avons fait que nous adapter de manière pragmatique. N’oublions pas que notre « panier de la ménagère » se trouve en Afrique de l’Est, une zone anglophone.
Que reste-t-il de l’influence du français au Rwanda ?
La prééminence de l’anglais n’empêche pas la langue française, qui est un héritage assumé, d’y avoir sa place – elle pourrait même en avoir davantage. La vie culturelle, notamment, se conjugue surtout en français. Nous croyons beaucoup à la coexistence pacifique des langues. Contrairement à ce que certains voudraient croire, l’espace francophone n’est pas mis en quarantaine au Rwanda, où tous nos documents officiels sont rédigés en kinyarwanda, en anglais et en français.
Le Rwanda a-t-il régularisé les arriérés de cotisations qu’il devait à l’OIF ?
Oui, nous l’avons fait. Vous savez, les arriérés, au sein des organisations internationales, ça n’a rien de nouveau. Le plus souvent, la motivation à s’acquitter de ses contributions est liée au bénéfice qu’on retire de l’organisation en question. J’aurai à cœur de faire en sorte que les pays de l’OIF s’y sentent plus impliqués.

Louise Mushikiwabo et Joseph Kabila, le 25 juillet 2018 à Kinshasa. © DR / Louise Mushikiwabo / Twiiter
Concernant la question de la souveraineté des États, je ne suis pas partisane de l’approche punitive
Votre pays n’aime pas qu’on vienne lui faire des remontrances sur sa manière d’envisager la démocratie et les libertés publiques. Comment se positionnera l’OIF sur ces questions si vous la dirigez demain ?
Il n’y a rien, dans les principes politiques prônés par l’OIF, qui ne se retrouve dans les textes de l’Union africaine, de la Communauté de l’Afrique de l’Est ou des Nations unies. Qu’il s’agisse de la démocratie ou des droits et libertés, les valeurs défendues par la Francophonie sont largement partagées.
Concernant la question de la souveraineté des États, je ne suis pas partisane de l’approche punitive. Je crois davantage aux mesures d’accompagnement, aux conseils, à la mise à profit des relations pour envisager des partages d’expérience…
Considérez-vous qu’il existe un modèle universel en matière de démocratie ?
Non car ce n’est pas une science exacte : sa mise en œuvre peut varier en fonction du contexte et de l’histoire de chaque pays. L’OIF est un espace où les échanges sur la pratique démocratique des uns et des autres devra être encouragée.
Peu après le sommet d’Erevan, une présidentielle sensible se tiendra en RDC, puis, en 2020, au Burundi, deux pays voisins du Rwanda avec lesquels vos relations sont en dents de scie. Resterez-vous en retrait si des tensions surviennent ?
Au contraire, je pense que l’OIF devra se tenir au plus près de ces pays : les écouter, leur prodiguer des conseils, leur apporter le soutien nécessaire s’ils le désirent. Il faut privilégier le dialogue avec les pays qui traversent des crises politiques.
Diverses voix s’indignent que la représentante d’un régime régulièrement accusé de verrouiller l’espace politique et les médias puisse présider aux destinées d’une organisation comme la Francophonie…
Tout comme d’autres pays, le Rwanda est engagé dans une longue marche en ce qui concerne son système politique ou économique. Les critiques permettent à ceux qui savent écouter de s’améliorer. Mais certaines ne sont pas fondées, comme la tribune récente publiée dans Le Monde par quatre anciens ministres français : ce texte reflète la mentalité de certaines personnes qui sont restées bloquées dans une hostilité de principe envers le Rwanda.
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Concernant la liberté de la presse et l’ouverture du champ politique, le Rwanda pourrait donc évoluer ?
Nous nous améliorons sans cesse. Certes, nous avons opté pour un système politique singulier, qui ne plaît pas à tout le monde. Mais nous sommes ouverts aux critiques, nous écoutons nos partenaires et nous ne restons pas figés.

Emmanuel Macron accueille le président rwandais à l’Élysée, le 23 mai 2018. © Francois Mori/AP/SIPA
On peut gérer les conséquences de l’Histoire, pas la nier
Parmi les 2 140 prisonniers qui ont bénéficié d’une grâce présidentielle le 14 septembre, il y a l’opposante Victoire Ingabire. Cette décision s’inscrit-elle dans la campagne que vous menez ?
Cette grâce collective n’a rien à voir avec la Francophonie, mais si d’aucuns s’en réjouissent au sein de l’OIF, tant mieux ! La femme dont vous parlez et les autres prisonniers concernés avaient écrit au président Kagame pour solliciter une grâce, qu’ils ont finalement obtenue conformément à nos lois. Pensez-vous qu’ils l’avaient fait dans le cadre de ma campagne ?
Emmanuel Macron semble soucieux de normaliser la relation franco-rwandaise. Y êtes-vous sensible ?
Le président Macron fait preuve d’une certaine ouverture, il donne les signaux qu’il faut. Nous ne pouvons que nous en réjouir, sans toutefois nous bercer d’illusions : une véritable normalisation des relations entre la France et le Rwanda ne sera pas facile.
Depuis 1994, le Rwanda a toujours été prêt à ce qu’un dialogue favorise un rapprochement entre nos deux pays. Mais nous nous sommes perpétuellement heurtés à un mur : déni, harcèlement politique ou judiciaire… Quelle que soit notre bonne volonté, il est des choses que nous ne pouvons pas changer. L’Histoire ne saurait être réécrite : on peut gérer ses conséquences, pas la nier.
Quand comptez-vous accréditer un nouvel ambassadeur de France à Kigali ?
Cette question est directement liée à l’amélioration de nos relations bilatérales. Nous le ferons si les conditions dont nous avons discuté avec Paris – et que je ne vais pas divulguer ici – sont remplies. Celles-ci ont été exprimées au moment où nous avons refusé l’agrément à un nouvel ambassadeur, en 2015, et elles ont été communiquées par la suite au président Macron.