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De la peur au relatif soulagement, les sentiments des autorités tunisiennes ont fait des montagnes russes ces dernières heures, en suivant l’actualité mouvementée en Libye. Le 1er septembre, l’ancienne Jamahiriya décidait de rouvrir le poste-frontière de Ras el-Jdir, principal point d’entrée vers son voisin de l’ouest. Une bonne nouvelle pour le commerce légal et illégal ; un cauchemar pour la sécurité.
Cette annonce est survenue alors même que d’intenses combats se déroulaient depuis le 27 août dans la capitale libyenne, située à moins de 200 kilomètres de la Tunisie. Quelques jours plus tard, environ 400 prisonniers, dont vraisemblablement quelques ressortissants tunisiens – parmi les 300 enfermés dans la capitale libyenne – ont profité du chaos pour s’évader.
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À Tunis, les autorités redoutent à la fois les afflux de Tripolitains fuyant en masse les échanges de tirs (en une dizaine de jours, ils ont fait 50 morts, dont au moins 19 civils et des centaines de blessés), ceux de migrants (dont des centaines ont déjà quitté des centres de rétention à Tripoli), de criminels de droit commun, ou encore de terroristes tunisiens, particulièrement nombreux en Libye, profitant de la situation pour revenir au pays et y planifier des attentats.
Mardi 4 septembre, une lueur d’espoir est tout de même apparue à l’horizon. Sous la présidence de Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye, le gouvernement d’union nationale basé à Tripoli a signé avec les principaux belligérants un cessez-le-feu, prévoyant un arrêt immédiat des hostilités, la protection des civils et de leurs maisons, ainsi que la réouverture de l’aéroport de Mitiga à Tripoli. De quoi rassurer un peu côté tunisien – même si le précédent accord, fin août, n’avait tenu que quelques heures.
« Toutes les mesures ont été prises pour renforcer la sécurité, au cas où », affirme un responsable de la Garde Nationale tunisienne postée à la frontière, précisant que « des experts et du matériel, notamment des voitures », ont été dépêchés sur place. Officiellement, le gouvernement refuse de communiquer. Le ministère de la Défense n’a « rien à dire de spécial sur le sujet ». À l’Intérieur, les responsables laissent sonner leur téléphone et ne répondent pas aux messages.
La Tunisie, base arrière des miliciens ?
Cette (non-)communication est calculée. Il s’agit de convaincre la population que ce qui se passe à Tripoli restera en Libye. Un avis partagé par la plupart des experts. « Je ne crois pas à un risque sécuritaire. Les milices battues ne chercheront pas à faire de la Tunisie une base arrière pour se remobiliser », analyse Hamza Meddeb, chercheur spécialiste de la zone frontalière tuniso-libyenne à l’Institut universitaire européen de Florence.
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Les simples combattants qui chercheraient à venir en Tunisie le feraient, comme depuis 2011, pour se soigner, se reposer et se faire oublier, avant de repartir au front. Cette utilisation du pays comme bastion de repli n’est pas du goût des autorités et des Tunisiens, mais jusqu’à présent la situation est restée sous contrôle. Concernant les civils, alors que la capitale a déjà connu des batailles beaucoup plus sanglantes, comme à l’été 2014, il n’y a jamais eu d’arrivées massives au point de déséquilibrer la population tunisienne.
Directeur du Centre maghrébin d’études sur la Libye, Rachid Khechana ne souhaite pas non plus être trop alarmiste. « Depuis l’attaque de Ben Guerdane [le 7 mars 2016, des membres de l’État islamique venus de Libye avaient pris possession pendant quelques heures du centre de cette ville proche de Ras el-Jdir, ndlr], les autorités tunisiennes sont particulièrement vigilantes sur ce qui se passe en Libye. Les sécuritaires ont des contacts avec tous les groupes armés de l’ouest du pays. »
Des « lignes de fracture » redéfinies depuis 2016
Outre ce travail de renseignement, la Tunisie s’est dotée en 2016 d’un « système d’obstacles » composé d’un monticule de sable et d’une tranchée d’eau. Pourvu de matériel de surveillance sur 200 km, ce dispositif est censé empêcher les intrusions. Si ses failles sont pointées du doigt, des véhicules chargés d’armes sont régulièrement interceptés, et la zone frontalière n’a pas connu d’incidents graves depuis 2016.
Reste que les récents soubresauts tripolitains sont scrutés de près, car ils ont récemment changé de nature. « Il y a de nouvelles lignes de fracture, avec une tentative ces deux dernières années de rompre le statu quo pour bâtir un autre équilibre », explique Jalel Harchaoui, doctorant à l’université Paris VIII, spécialisé sur la Libye.
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Depuis l’installation du gouvernement d’union nationale (GUN) à Tripoli, en mars 2016, les affrontements pour le contrôle des ressources restaient cantonnés aux principales milices de la capitale. Cette fois-ci, l’attaque a été perpétrée par plusieurs groupes venant des villes avoisinantes, menés par la 7e brigade de Tarhouna (100 km au sud-est de Tripoli).
Si elles ont accepté le cessez-le-feu, ces katibas n’ont pas abandonné leur principale revendication : le démantèlement officiel de leurs homologues de Tripoli, accusées de corruption. Mieux armées et pouvant, le cas échéant, compter sur le soutien des bandes armées des puissantes cités de Misrata et de Zintan, ainsi que sur la sympathie de la mouvance kadhafiste, ces unités possèdent une puissance de feu suffisante pour chasser leurs concurrentes de Tripoli.
Vers une nouvelle guerre civile ?
Renverser les milices tripolitaines, bras armés du GUN, c’est affaiblir le seul gouvernement reconnu par la communauté internationale, et cela à quatre mois d’élections présidentielles et législatives soutenues par la communauté internationale (France en tête). De quoi faire basculer à nouveau le pays dans une guerre civile de haute intensité où la Tunisie serait, cette fois-ci, en première ligne ? « Les sécuritaires tunisiens sont encore plus aux aguets », réitère Hamza Meddeb.
Si ces troupes venaient à être défaites, que deviendraient leurs combattants ? Tous les scenarii sont envisagés. Ex-doyen de la faculté de science politique de l’Université Azzaytuna-Bani Walid (Libye), Mohamed Ben Lamma imagine que les chefs se cacheront, faisant disparaître instantanément leurs formations. Mais où aller ? « À Malte, pour les plus riches », répond Rachid Khechana. Possiblement en Tunisie pour les figures les moins connues, ajoute-t-il, pointant le relâchement des contrôles au second poste-frontière de Dehiba. Situé plus au sud, ce dernier est moins bien doté en effectifs, et pas encore protégé par le mur de sable.
Cet éventuel sanctuaire pourrait-il devenir le nouveau fief des miliciens tripolitains ? « Déstabiliser le sud tunisien, c’est déstabiliser tout le pays. Personne n’accepterait cette situation. Ni la Tunisie, évidemment, ni ses alliés, à commencer par la France », estime Hamza Meddeb.