Sénégal : Amnesty International dénonce le « manque d’indépendance de la justice »

Dans un rapport très critique, Amnesty International épingle la situation des droits humains et le manque d’indépendance de la justice au Sénégal. François Patuel, chercheur spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, coauteur du rapport, pointe « une différence entre l’image que veut se donner le Sénégal et ce qui est fait dans le pays ».

Un officier de police sénégalais à Dakar, en octobre 2011 (image d’illustration). © Rukmini Callimachi/AP/SIPA

Un officier de police sénégalais à Dakar, en octobre 2011 (image d’illustration). © Rukmini Callimachi/AP/SIPA

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Publié le 17 août 2018 Lecture : 5 minutes.

C’est un rapport sans concession que vient de publier le bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, basé à Dakar. À quelques mois de la présidentielle du 24 février 2019, l’ONG dresse un constat très critique de la situation des droits de l’homme et de la liberté d’expression au Sénégal. Habituellement donné en exemple comme un modèle de démocratie, le Sénégal est ici dépeint comme un pays où l’indépendance de la justice est insuffisante, où le droit de manifester est entravé et où la liberté d’expression est menacée.

Au-delà des affaires emblématiques qui ont défrayé la chronique ces dernières années, de Karim Wade à Khalifa Sall, en passant par la répression des manifestations étudiantes qui ont conduit à la mort du jeune Fallou Sène, tué par balle à Saint-Louis, Amnesty International met en lumière des problèmes structurels anciens et critique l’adoption de lois dont certains aspects sont « liberticides ».

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Chercheur spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, François Patuel, qui a co-rédigé ce rapport, revient pour Jeune Afrique sur l’analyse dressée par l’ONG, avec, en ligne de mire, l’Examen périodique universel du Sénégal par les Nations unies, qui aura lieu en novembre.

Jeune Afrique : Vous énumérez de nombreuses atteintes aux droits de l’homme, à la liberté d’expression ou au droit de manifester. Le Sénégal est pourtant vu depuis l’indépendance comme un modèle de démocratie. Cette réputation est-elle usurpée ?

François Patuel : Il y a une grande différence entre l’image que veut se donner le Sénégal, les grandes promesses qu’il adresse à la communauté internationale – notamment lors de son dernier examen périodique universel, en 2014 -, et ce qu’on constate dans le pays.

Notre constat est que la situation a stagné ces quatre dernières années, avec une justice qui manque d’indépendance, mais aussi des atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de manifester qui sont autant de motifs d’inquiétude à l’approche de la présidentielle.

Les conditions sont réunies pour assister à une instrumentalisation de l’appareil judiciaire

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Au sujet des opposants Karim Wade et Khalifa Sall, vous parlez de « procès iniques ». Considérez-vous qu’ils ont été condamnés pour des motifs politiques ?

En tout cas, il y a un manque évident d’indépendance de la justice sénégalaise. Ce pays pourrait adopter un certain nombre de mesures garantissant l’indépendance de son appareil judiciaire, mais il ne le fait pas.

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Par exemple, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est présidé par le chef de l’État ; et son vice-président, c’est le ministre de la Justice. Mettez-vous à la place d’un magistrat qui est censé rendre la justice de manière indépendante et qui doit, en même temps, rendre des comptes au Conseil supérieur de la magistrature !

C’est ce qui explique pourquoi tant de groupes politiques déplorent une instrumentalisation de l’appareil judiciaire au Sénégal. Les conditions sont en effet réunies pour que ce soit le cas. Toute affaire peut, potentiellement, être instrumentalisée.

Cette instrumentalisation est-elle seulement « potentielle » ou bien réelle, selon vous ?

Il y a d’abord ce problème structurel, qui fait que la justice n’est pas indépendante de l’exécutif. De plus, dans certaines affaires, les conditions d’un procès équitable ne sont pas remplies. Dans l’affaire Khalifa Sall, par exemple, la Cour de justice de la Cedeao a considéré que la détention du maire de Dakar, entre son élection comme député et la levée de son immunité parlementaire, était arbitraire. Elle a fait état de ses préoccupations quant au fait qu’il n’avait pas eu un accès suffisant à ses avocats et que son droit à la présomption d’innocence avait été violé.

>>> A LIRE – Affaire Khalifa Sall : le jugement sans concession de la Cour de la Cedeao

Les garanties d’un procès équitable ont également fait défaut dans l’affaire Karim Wade, dans la mesure où il a été jugé et condamné par une juridiction [la Cour de répression de l’enrichissement illicite] qui ne lui donnait pas la possibilité de faire appel, alors que c’est l’une des conditions d’un procès équitable.

La répression des manifestations est récurrente depuis plus de huit ans

Vous évoquez également un recours disproportionné à la force lors de la répression des manifestations, qu’il s’agisse d’opposants ou d’étudiants. Est-ce un phénomène nouveau au Sénégal ?

La répression des manifestations est récurrente depuis plus de huit ans. C’est quelque chose qui a émergé à la fin de la présidence d’Abdoulaye Wade. À Dakar, les manifestations peuvent être interdites dans des quartiers entiers, dans le centre-ville, sur la base d’un décret adopté en 2011. Macky Sall avait la possibilité de lever ce décret. Il ne l’a jamais fait.

Au contraire, il continue d’avoir recours à ce décret, notamment pour interdire des manifestations de l’opposition dans la capitale. Et il y a souvent un recours disproportionné à la force pour déloger les manifestants, avec des gaz lacrymogènes, des matraques… Il a même été observé des véhicules blindés, armés de mitrailleuses, à proximité de manifestations. En aucun cas de tels matériels ne devraient être utilisés pour assurer le maintien de l’ordre.

Il faut aussi insister sur le fait que cette répression fait des morts. Il y a eu plusieurs blessés par balles à Touba, en 2017. Et il y a eu, évidemment, Fallou Sène, ce jeune étudiant qui a été tué par balle à Saint-Louis, alors qu’il manifestait pour réclamer l’accès au restaurant universitaire.

On doit pouvoir critiquer, voire se moquer du président, sans craindre d’être placé en détention

Vous parlez aussi de « répression de la dissidence ». Qu’entendez-vous par là ?

La répression de la dissidence est manifeste à la fois au niveau de l’application du code pénal mais aussi au niveau législatif, avec l’adoption de lois qui contiennent des dispositions liberticides. On peut citer le récent code de la presse, mais aussi la modification du code de procédure pénale, en 2016 : celui-ci contient des dispositions très vagues, comme « insulte au chef de l’État par le biais d’un système informatique » ou « outrage aux bonnes mœurs par le biais d’un système informatique »…

>>> A LIRE – Sénégal : que contient le nouveau code de la presse ?

Tout cela, ce sont des choses qui peuvent être utilisées à l’encontre de personnes qui expriment une dissidence sur les réseaux sociaux, par exemple. Et il y a eu des affaires de ce type. Cela a été le cas de Barthélémy Dias, qui avait critiqué, dans des termes assez forts, il est vrai, le manque d’indépendance des magistrats et qui a été condamné pour cela.

En 2017, également, la chanteuse Amy Collé Dieng a passé une semaine en détention pour avoir partagé sur WhatsApp un message interprété comme un outrage au chef de l’État. On doit pouvoir critiquer, voire se moquer du président, sans craindre d’être placé en détention. Le droit à la liberté d’expression, c’est aussi le droit à avoir des propos un peu choquants contre des personnalités publiques.

SENEGAL: ALL TALK NO ACTION (Amnesty International) by jeuneafrique on Scribd

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