Ils attendaient l’annonce depuis longtemps. Après des mois de crise au sein de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), les membres pourront finalement choisir leur prochain président, suite à l’ouverture des candidatures, depuis ce 19 juillet jusqu’au 24 juillet, par le bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Une première étape pour désengorger la crise à l’ISIE, où l’ambiance était pour le moins devenue pesante. « Chacun travaille dans son coin », confiait une source au sein de l’institution, quelques jours avant l’annonce. Faute d’entente entre les membres, aucune réunion du conseil n’a été tenue depuis plusieurs semaines.
Le conflit en interne a même atteint son paroxysme fin mai, lorsque les membres du conseil de l’ISIE avaient décidé à l’unanimité de limoger Mohamed Tlili Mansri, leur président. Cette décision devait néanmoins être validée lors d’une audition de l’ARP, initialement prévue le 3 juillet 2018, et qui a finalement été reportée en raison de la réception tardive du dossier de réponse de Mansri.
Petits arrangements entre membres
Sans même attendre la fixation d’une nouvelle date, les membres du conseil de l’ISIE avaient trouvé un compromis avec leur désormais ex-président : en acceptant sa démission, ce dernier pouvait alors rester membre de l’Instance. À la surprise générale, il a donc présenté sa démission au conseil le 5 juillet, en affirmant à l’agence Tunis Afrique Presse (TAP) que « la séance plénière de l’Assemblée des représentants du peuple ne pourrait pas déboucher sur des solutions concrètes ». L’audition n’a donc jamais eu lieu.
Selon certains élus et observateurs, cet arrangement permettait à Mohamed Tlili Mansri de ne pas être écarté de l’Instance – comme le prévoit pourtant l’article 15 de la loi organique relative à l’institution -, dans le cas où l’ARP validait son limogeage. Cependant, l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (Atide) estime que son maintien en tant que membre est illégal. « Démissionner de l’Instance implique de perdre son statut de membre », affirme-t-elle dans un communiqué.
De son côté, le conseil considère qu’il existe deux lectures de la loi organique, et que prévaut ainsi l’appréciation qu’en fait le conseil.
Ces démissions traduisent les ambitions présidentielles de certains membres », indique Amine Allouche
Rivalités au sein de l’ISIE
C’est la deuxième démission en l’espace d’un an au sein de cette institution. L’ex-président de l’Instance, Chafik Sarsar, avait lui dénoncé au moment de son départ, en mai 2017, « des pressions au sein de l’ISIE ». « Ces deux démissions ont les mêmes origines », avance Amine Allouche, membre d’Al Bawsala, une ONG chargée de l’observation du travail des institutions. « Cette deuxième démission prouve que la rivalité entre le conseil et la présidence est persistante et traduit les ambitions présidentielles de certains membres », précise-t-il.
Pour certains adhérents du conseil, d’ailleurs, la démission de Mohamed Tlili Mansri marque en quelque sorte la fin du conflit. « Notre principal souci était que Mohamed Tlili Mansri n’exécutait pas les décisions du conseil lorsqu’il était président. Maintenant qu’il n’est plus en poste, cela change forcément la donne concernant le maintien de l’audition, mais c’est au bureau de l’ARP d’en décider », déclare à Jeune Afrique Nabil Baffoun, représentant des Tunisiens au sein de l’ISIE.
Lourdes accusations
Seulement, les dossiers présentés à l’ARP en prévision de l’audition contiennent tous deux de lourdes accusations ne pouvant être ignorées. Les membres du conseil accusent le président démissionnaire d’avoir refusé l’audit du budget de 2017 et d’avoir validé seul les résultats de l’élection du député Yassine Ayari, représentant des Tunisiens en Allemagne, sans l’aval des autres membres du conseil.
Autre reproche qui lui est fait : avoir refusé des campagnes de recrutement pourtant nécessaires au bon fonctionnement de l’ISIE. La réponse de Mohamed Tlili Mansri à l’ARP, qui a récemment circulé sur les réseaux sociaux, accuse à son tour les membres de l’Instance d’un absentéisme répété, notamment pendant la période des élections municipales. Il accuse également l’un des membres, Riadh Bouhouch, représentant des ingénieurs en informatique, de conflit d’intérêt lors de l’acquisition d’un marché avec un opérateur télécom, auprès duquel il était employé avant son entrée à l’ISIE. « Nous n’étions pas au courant du contenu de sa réponse à l’ARP au moment de la négociation de sa démission », révèle pourtant Nabil Baffoun.
Les parlementaires ne vont pas lâcher, ils vont exiger que cette enquête soit poursuivie », indique Ahlem Hachicha Chaker
« Il est tout de même aberrant de voir certains membres de l’Instance s’imaginer qu’ils puissent révéler de tels dysfonctionnements et penser qu’une fois l’annonce de la démission de monsieur Mohamed Tlili Mansri, une audition parlementaire ne sera plus nécessaire », s’indigne auprès de Jeune Afrique Ahlem Hachicha Chaker, directrice exécutive de l’Institut des politiques générales de Machrou Tounes. « Les parlementaires ne vont pas lâcher, ils vont exiger que cette enquête soit poursuivie », continue-t-elle. Si le bureau de l’ARP a ouvert jeudi les candidatures à la présidence, aucune déclaration n’a pourtant été faite sur le cas Mohamed Tlili Mansri.
Mansri n’a délégué aucune prérogative à son vice-président
Ralentissement des travaux
Depuis l’annonce de sa démission, l’ISIE est à l’arrêt. Actuellement, personne n’est en mesure de présider les conseils, puisque le président démissionnaire n’a désigné aucun intérimaire. Son vice-président, Adel Brinsi, a été élu en novembre 2017 par les membres du conseil, lors d’un scrutin auquel Mansri lui-même n’a pas participé. Il ne lui a depuis accordé la délégation d’aucune prérogative. Une situation qui fait néanmoins de lui l’ordonnateur de l’ISIE, malgré la démission de Mansri. « Pour l’instant la situation n’est pas problématique, mais si le nouveau président n’est pas élu rapidement, le conseil devra en effet désigner un président par intérim », explique Nabil Baffoun.
Nous sommes à quinze mois des élections et nous sommes en train de prendre du retard », souligne Nabil Azizi
Pourtant Nabil Azizi, membre représentant des Tunisiens résidents à l’étranger, commence à s’inquiéter : « Nous sommes à quinze mois des élections [législatives et présidentielle, ndlr] et nous sommes en train de prendre du retard. Il faut relancer la machine des décisions du conseil. Il y a des lois à modifier, des décisions de recrutement au niveau de l’administration, des appels d’offre à lancer pour les fournitures… Tout cela n’est pas encore en discussion à cause de cette affaire de présidence », affirme-t-il à Jeune Afrique.
Selon des sources à l’ISIE, le nom de Nabil Baffoun circule pour prendre la présidence
Quelle succession ?
Cet imbroglio pose également la question de la succession – dont la date de l’élection n’a pas été fixée -, qui doit se faire dans les plus brefs délais afin de ne pas empiéter sur les échéances électorales de 2019. Pour réunir les 115 voix nécessaires, l’élection de Mohamed Mansri Tlili avait, par exemple, nécessité cinq tours de scrutin à l’Assemblée. Cette fois-ci, pour ne pas entraver les élections de 2019, le conseil a décidé de ne présenter qu’un seul candidat, deux au maximum.
Selon des sources à l’ISIE, le nom qui circule est celui de Nabil Baffoun. « C’est très peu probable, rejette Ahlem Ahmed Chaker, Nabil Baffoun n’est soutenu que par Ennahdha. Il sera donc difficile de l’imposer au sein de l’Assemblée. Anis Jarboui, professeur à l’université, est lui soutenu par Nidaa et potentiellement par Afek Tounes et Machrou Tounes, et il est lui aussi intéressé par le poste. Il n’est également pas exclu que Rahma Brahmi, juge administrative membre du conseil, qui s’était déjà présentée face à Mohamed Mansri Tlili, se porte elle aussi candidate. Elle pourrait potentiellement réunir les votes de l’opposition ». Difficile, dans ce contexte, d’imaginer une seule candidature émanant du conseil.
L’élection risque de bloquer également au niveau de l’ARP. L’alliance Ennahdha et Nidaa étant fortement fragilisée, l’obtention des 115 voix nécessaires devient une affaire de plus en plus compliquée.
Si l’ISIE affirme que les élections législatives et présidentielle de 2019 ne seront pas reportées, Amine Allouche voit dans cette crise interne une potentielle « fausse raison » pour certains partis politiques de reporter les élections. « Ce serait pour eux une manière de gagner du temps, en attendant d’avoir une meilleure vision de l’avenir du paysage politique en Tunisie et de former de nouvelles alliances en adéquation », avance-t-il.