Cannes 2018 – Regards croisés de trois réalisatrices arabes : Nadine Labaki, Meryem Benm’Barek et Gaya Jiji

Le réalisateur de « Parfum de printemps » livre son sentiment sur les films des trois réalisatrices arabes en lice dans les différentes sélections du Festival de Cannes, qui se termine samedi 19 mai.

De gauche à droite : Gaya Jiji, Myriam ben M’Barek et Nadine Labaki, lors du Festival de Cannes 2018. © Photos : Vianney Le Caer/AP/SIPA

De gauche à droite : Gaya Jiji, Myriam ben M’Barek et Nadine Labaki, lors du Festival de Cannes 2018. © Photos : Vianney Le Caer/AP/SIPA

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  • Férid Boughedir

    Férid Boughedir est un réalisateur tunisien de cinéma. Il est également critique et historien du cinéma, dirigeant de festivals et de colloques cinématographiques.

Publié le 18 mai 2018 Lecture : 6 minutes.

Bien que le lien de cause à effet ne soit pas prouvé, les jeunes réalisatrices arabes doivent probablement une fière chandelle aux retombées du « scandale Harvey Weinstein » qui a éclaté fin 2017. Est-ce pour ne pas prendre le risque d’être traité de « sexiste » que la session 2018 du Festival de Cannes (du 8 au 19 mai) a décidé d’offrir tant de place aux femmes ?

Hommage tardif

Ces dernières se trouvent en effet pour la première fois majoritaires, aussi bien au sein du jury des longs-métrages – présidé par l’actrice Cate Blanchett -, que dans celui des courts-métrages, ou encore celui de la meilleure première œuvre – la célèbre « Caméra d’or », également présidé par la productrice suisse Ursula Meier.

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En prime à cet hommage tardif aux femmes, la célèbre « montée des marches » s’est vue cette année successivement prise d’assaut, par, tout d’abord, 82 professionnelles du cinéma réclamant l’égalité des salaires avec les hommes (protestation suivie immédiatement par la promesse de la ministre française de la Culture d’accéder à cette demande) puis, le lendemain, par 16 actrices françaises d’origine africaine ou antillaise réclamant une meilleure visibilité des noir(e)s sur les écrans.

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Que l’hypothèse d’une « repentance »  du cinéma post-Weinstein en soit à l’origine ou pas, cette session 2018 aura également, dans ce qui demeure la plus grande manifestation cinématographique au monde, donné pour une fois une visibilité sans précédent aux jeunes réalisatrices d’Afrique et du monde arabe.

Nouvelle vague féminine

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Elles, dont les œuvres étaient jusqu’à présent acceptées au mieux une à la fois, et certainement pas toutes les années, se sont retrouvées presque miraculeusement au nombre de quatre, choisies cette année en sélection officielle. Et, pour trois d’entre elles, avec leur tout premier long-métrage : la Marocaine Meryem Benm’Barek avec Sofia, la Syrienne Gaya Jiji avec Mon tissu préféré, la Kényane Wanuri Kahiu avec Rafiki.

Et, en « Première Historique absolue » après 70 ans d’existence, le Festival de Cannes a enfin vu l’entrée d’une réalisatrice arabe dans la section la plus recherchée, la Compétition Officielle, en la personne de la Libanaise Nadine Lakabi pour Capharnaüm. Présenté l’avant-dernier jour de la manifestation, il a été accueilli par un déluge d’applaudissements comme rarement vu à Cannes depuis longtemps.

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Le plus surprenant dans l’émergence de cette « nouvelle vague » féminine, en particulier en ce qui concerne les jeunes réalisatrices arabes, est que leur point de vue diffère radicalement de celui  de leurs devancières de la génération précédente. Les films de ces dernières étaient systématiquement centrés sur un personnage principal féminin, avec un thème pratiquement unique : la dénonciation de l’injustice de la condition féminine au sein d’une société traditionnelle patriarcale et intolérante.

Sofia, en quête de liberté

Sofia, de Meryem Benm’Barek © Memento Films

Sofia, de Meryem Benm’Barek © Memento Films

À la lecture du thème de Sofia de la Marocaine Meryem Benm’Barek, on semblait se retrouver sur ce terrain coutumier. Dans un pays où les relations sexuelles hors mariage sont punies d’emprisonnement, une jeune mère célibataire en déni de grossesse ne dispose que de 24 heures, au lendemain de son accouchement précipité, pour essayer de retrouver le père de son enfant, afin d’éviter des conséquences légales et familiales dramatiques.

Mais lorsque la tension s’installe, le film quitte très vite le chemin balisé et attendu qui semblait être le sien. La jeune fille, issue d’un milieu bourgeois affairiste et qui a eu l’enfant avec un « père supposé qui, lui, vient d’une famille modeste, dépasse rapidement le statut de « victime ». Elle livre une analyse implacable des rapports de classes, dans une société où ce sont les riches qui ont toujours le dernier mot, achetant aussi bien la complaisance des magistrats que le corps des pauvres. Et, alors que l’on se croyait installé dans un film social « engagé » plutôt didactique, la révélation finale libère à la fois l’héroïne et le film lui-même.

Mon tissu préféré, dans la Syrie déchirée

C’est une approche totalement différente, mais complémentaire, que propose l’actrice syrienne Gaya Jiji, passée derrière la caméra pour réaliser son premier long-métrage Mon tissu préféré. Dans le Damas de 2011, à la veille de l’explosion du « Printemps arabe », une jeune fille promise par sa famille à un immigré syrien venu des États-Unis rejette le fiancé imposé… qui finira par épouser sa sœur.

Malgré ce que pourrait faire croire cette description sommaire, le film ne dénonce nullement ni les traditions, ni les injustices qui en découlent, mais choisit de s’intéresser uniquement à l’intériorité de l’héroïne.

Là où Sofia nous décrivait l’extériorité sociale conditionnant son personnage principal, Mon tissu préféré préfère nous faire sentir ce qu’il y a d’imprévisible « à l’intérieur » de la tête d’une jeune femme arabe. Avec ses mystères, ses fantasmes d’initiation sentimentale et sexuelle, ses tâtonnements, ses rébellions et, surtout, sa quête d’une véritable liberté individuelle, à même de la mettre en accord avec elle-même.

La description – attendue, vu l’époque – du début des bouleversements politiques et des terribles violences qui s’ensuivirent ne sont montrés que par bribes. Et s’ils inquiètent son entourage, ils ne changent finalement en rien le cheminement mental de la jeune fille vers la recherche de cette insaisissable liberté personnelle.

Caphanaüm, émotion grand public

Capharnaüm, de Nadine Labaki. © Fares Sokhn

Capharnaüm, de Nadine Labaki. © Fares Sokhn

En cela les deux premières œuvres de cette nouvelle génération de jeunes réalisatrices arabes diffèrent, et nous proposent deux approches tout à fait complémentaires et réellement novatrices dans les deux cas.

Aux côtés de ces premières œuvres sélectionnées dans Un Certain Regard, le film féminin arabe vedette de 2018, présenté en Compétition Officielle – et don  candidat à la Palme d’Or : Capharnaüm, de la Libanaise Nadine Labaki, dont c’est le troisième long-métrage après les fort célébrés Caramel et Maintenant on va où ?.

Le film tranche lui aussi par son originalité. Pour une fois, ce n’est pas une femme qui est le personnage principal, mais un petit garçon de 12 ans, survivant dans des conditions d’une précarité extrême dans les bidonvilles d’une capitale arabe qui pourrait bien être Beyrouth. Il décide, de façon surprenante, de porter plainte contre ses parents – particulièrement déshérités – qu’il accuse d’avoir fait de lui un criminel malgré lui.

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Cette œuvre, filmée de main de maître et dotée d’un réalisme saisissant, et dotée de moyens importants, a, avec sa justesse de ton et parfois son humour inattendu, tout pour émouvoir le grand public et le sensibiliser à la fois à la condition des déclassés de la société arabe et à la situation encore plus désespérée des immigrés sans-papiers.

Malheureusement, cette louable entreprise est gâchée par un happy end hollywoodien. Une fin invraisemblable qui transforme le film en conte romanesque – sur fond de misère entre Les Misérables et Cendrillon – qui démobilise complètement le spectateur, le dédouane de l’indignation et de la compassion ressentie jusque-là. Ce choix commercial vaudra assurément au film distribué par le français Gaumont un succès international prévisible.

Au bout du compte, il s’avère ainsi que pour les nouvelles réalisatrices arabes, tout comme pour leurs personnages, elles aussi en recherche perpétuelle de liberté, le choix reste visiblement  aujourd’hui encore de résister ou de se soumettre aux courants dominants, aussi bien à l’intérieur de leur société, qu’au sein de l’industrie du spectacle cinématographique.

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