Propositions de DSK sur le franc CFA : quand « Docteur Strauss » et « Mister Kahn » se contredisent

Le rapport de Dominique Strauss Kahn sur le franc CFA continue de faire des vagues. L’économiste Kako Nubukpo, ancien ministre togolais de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques, estime que l’argumentaire de l’ancien directeur du FMI, s’il est parfois pertinent, pêche par manque de cohérence.

Dominique Strauss-Kahn, lors de sa nomination à la tête du FMI, en 2007. © MICHEL EULER/AP/SIPA

Dominique Strauss-Kahn, lors de sa nomination à la tête du FMI, en 2007. © MICHEL EULER/AP/SIPA

Publié le 27 avril 2018 Lecture : 6 minutes.

Le rapport publié le 13 avril dernier sur le franc CFA par Dominique Strauss Kahn intitulé «  Zone Franc : pour une émancipation au service de tous » est intéressant à plusieurs égards.

Pertinence et manque d’élégance

1. C’est la première fois depuis bien longtemps qu’un (ex) officiel français ayant exercé des responsabilités de premier plan dans les domaines monétaire et financier – ancien ministre de l’Économie et des Finances, ancien directeur général du Fonds monétaire international – accepte de sortir du tabou monétaire françafricain. Son rôle de plus en plus assumé de conseiller de plusieurs Chefs d’Etats africains a dû certainement contribuer à ce « passage à l’acte ».

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2. Monsieur Strauss Kahn reconnaît la pertinence de l’essentiel des critiques portées à l’encontre de la Zone Franc, même s’il n’a guère l’élégance de rappeler dans le corps de son texte, long de quelque 29 pages, que les économistes africains se sont largement emparés, et ce depuis fort longtemps, du débat.

Seuls ont eu grâce sous sa plume des auteurs français – lesquels, au demeurant, se sont souvent nourris des travaux des économistes africains – ce qui, paradoxalement, affaiblit son argumentaire censé sortir la France d’une forme de provincialisme désuet.

On l’aura compris, pour ce qui concerne la « libation » intellectuelle, il faudra donc repasser. Les deux ouvrages (co) publiés par des auteurs africains mentionnés dans sa bibliographie, prouve cependant qu’il en avait bel et bien connaissance.

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L’économiste et le politique

3. Sur le fond de l’argumentaire, Monsieur Strauss-Kahn s’est livré à un exercice impossible d’un point de vue intellectuel. À savoir, d’une part, essayer d’analyser la gouvernance et le fonctionnement de la zone Franc au prisme de la théorie des zones monétaires optimales, travail louable d’économiste universitaire.

Et, d’autre part, définir les modalités de sauvetage de l’influence française en Afrique sur le plan monétaire et financier, travail d’homme politique. Il en résulte une dialectique des contraires sous-jacente, «  Docteur Strauss » contredisant régulièrement « Mister Kahn ».

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4. Florilèges : alors même que son rapport s’intitule « Zone Franc, pour une émancipation au bénéfice de tous », il n’hésite pas à recommander la tenue annuelle d’un Sommet de chefs d’États de la Zone Franc, incluant le président de la République Française. Drôle d’émancipation qui se traduirait par la mise en place d’un Sommet Françafrique monétaire, près de soixante ans après les indépendances africaines !

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Une telle recommandation semble d’autant plus paradoxale que l’auteur propose dans le même temps le remplacement des représentants de la France au sein du conseil d’administration des deux principales banques centrales de la Zone Franc (BCEAO et BEAC) par des administrateurs indépendants.

À la limite, il eut été plus logique que l’auteur proposât la tenue d’un Sommet annuel « Union européenne (Zone euro) /Afrique (Zone Franc) : en effet, « Docteur Strauss » se livre à un vibrant plaidoyer en faveur de l’Union européenne qui, dans les faits, devrait prendre toute la place que lui confère en droit la décision de son Conseil des ministres du 23 novembre 1998, notamment le droit de regard sur les décisions majeures en Zone Franc telles que la modification du régime de change et/ou du périmètre de la Zone.

Sauf que dans le même temps, n’étant décidément pas à une contradiction près, « Mister Kahn » estime que la composition du panier de monnaies devrait être une décision africaine prise « en concertation avec la France ». Cherchez l’erreur…

Fixité du change et question du Ghana

5. En revanche, le choix d’un panier de monnaies, comme ancre d’une union monétaire en lieu et place du seul euro, paraît de toute évidence une proposition intéressante, portée depuis de nombreuses années [1].

Comme le souligne Monsieur Strauss-Kahn, le système actuel de fixité du change avec l’euro engendre « une addition des incertitudes », dans la mesure où la spécialisation primaire des économies de la Zone Franc au sein du commerce international, les expose à des variations erratiques des termes de l’échange, conjuguées à celles du taux de change euro/dollar.

L’auteur prend comme exemple le cas du Dirham marocain, omettant au passage de donner sa position sur la demande d’entrée du Maroc dans la Cedeao, question d’actualité évacuée de manière allusive.

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6. A propos du Ghana, « Docteur Strauss » explique que ce pays, au contraire de ceux de la Zone Franc, a « massivement utilisé l’arme budgétaire », ainsi que  l’outil monétaire (possibilité de dépréciation du cedi) comme instruments de réponse aux chocs affectant son économie.

Il explique en outre qu’eu égard à la taille importante de l’économie ghanéenne (deuxième économie de la Cedeao, derrière le Nigeria), il ne serait pas raisonnable d’élargir à cette économie les accords de la Zone Franc, du fait d’un risque budgétaire important devant peser sur le Trésor français.

Dans le même temps, « Mister Kahn » estime que la Zone franc devrait absorber le Ghana, incluant explicitement ce pays dans le plan d’élargissement qu’il propose à l’ensemble des États de la Cedeao hormis le Nigeria.

Monétariste friedmanien et socialiste keynésien

7. Il paraît surprenant qu’un économiste aussi compétent que Dominique Strauss Kahn n’ait pas placé au cœur de son analyse, la question de la coordination optimale entre politique budgétaire et politique monétaire – le fameux « Policy-Mix » – comme clé de voûte d’une réforme de la Zone Franc qu’il appelle pourtant de ses vœux, tout autant que la capacité de ce « Policy-Mix » à jouer un rôle contracyclique, ce qu’on attend en théorie des politiques économiques.

En effet, c’est de la volonté des dirigeants  de la Zone Franc d’utiliser de manière concertée et cohérente les deux leviers de la souveraineté économique (le budget et la monnaie) qu’on peut espérer à court terme promouvoir une croissance forte, inclusive et, à moyen terme, obtenir la transformation structurelle des économies de cette Zone.

Des propositions sur l’avenir de la monnaie CFA, déconnectées d’une réflexion préalable sur le rôle de la monnaie dans une économie (notamment la question de la neutralité), sont forcément frappées du sceau d’une normativité arbitraire. Monsieur Strauss-Kahn est donc en butte à cette critique légitime.

Mais à y regarder de plus près, il ne saurait en être autrement, car « Docteur Strauss », ancien directeur général du FMI et donc grand promoteur du monétarisme friedmanien, ne peut échapper à la contradiction qu’il entretient avec « Mister Kahn », ancien ministre socialiste français keynésien par définition, sinon par conviction.

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8. En définitive, Monsieur Strauss-Kahn a eu le mérite d’avoir voulu procéder à une énième tentative de sauvetage théorique et pratique de la Zone Franc. Pour ce faire, il a mobilisé plusieurs registres disciplinaires (théories de la souveraineté, théories des zones monétaires optimales, approche monétaire de la balance des paiements, théories des régimes de change, sociologie politique, histoire, etc.).

Il n’empêche, il échoue à répondre à la seule question qui vaille en définitive, celle de savoir s’il est normal que près de soixante ans après les indépendances, les États africains de la Zone Franc continuent de sous-traiter à la France les instruments de leur souveraineté, notamment la défense, la sécurité et la monnaie.

Le premier constat logique de sa quête d’émancipation « au service de tous » eut été de ne pas la rechercher à la place des Africains eux-mêmes. Espérons néanmoins que pour la partie française, ce rapport aura pour effet de sortir du tabou entourant le franc CFA, monnaie dont le traitement apparaît de plus en plus proche de celui  réservé aux derniers jours d’un condamné.

[1] Le Franc CFA, un frein à l’émergence des économies africaines ? – L’Economie Politique, N°68, 2015/4, PP.71-79. Kako Nubukpo (2015) 

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