Les non-dits de la Zone de libre-échange continentale africaine

La valse-hésitation du président Muhammadu Buhari qui, sous la pression d’industriels nigérians, a refusé de se rendre à Kigali pour signer l’accord instituant la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC) met en lumière l’un des effets, rarement expliqués, de la libéralisation des échanges.

Terminal à conteneurs du Port d’Abidjan, Côte d’Ivoire. © Jacques Torregano pour JA.

Terminal à conteneurs du Port d’Abidjan, Côte d’Ivoire. © Jacques Torregano pour JA.

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Publié le 21 mars 2018 Lecture : 3 minutes.

Au sommet de Kigali, le 20 mars 2018. © DR / union africaine
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Le sommet de l’Union africaine qui se tient du 17 au 21 mars 2018 à Kigali doit déboucher sur la signature de l’accord prévoyant la mise en place de la Zone de libre-échange continentale. Quels en seront les contours ? Quels sont les obstacles ? Les avantages pour les pays ? Les risques que l’accord comporte ? Retrouvez tous nos articles ici.

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Tribune. « Beaucoup de gens pensent que le commerce international est bon pour tout le monde. Hélas, ce n’est pas le cas. L’analyse économique la plus conventionnelle suggère qu’au moins une section à l’intérieur d’un pays – parfois même une large section – sort perdante du libre-échange », expliquait en mai 2007 le prix Nobel d’économie Paul Krugman, l’un des théoriciens modernes du commerce international.

Les arguments en faveur de la libéralisation du commerce intra-africain insistent en général sur les gains globaux et à long terme, rarement sur les dommages à court terme pour les industries ou groupes qui sont les plus exposés.

Libérer les pressions concurrentielles nécessaires à la croissance de la productivité à long terme

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En fait, l’un des arguments forts en faveur du libre-échange vient précisément de ces effets négatifs. « Les monopoles et les oligopoles sont peu incités à devenir plus efficaces, à réduire les coûts ou à innover. Cependant, comme les marchés monopolistiques sont omniprésents en Afrique, permettre aux entreprises africaines d’aller se faire concurrence dans leurs marchés respectifs peut libérer les pressions concurrentielles nécessaires à la croissance de la productivité à long terme ». Voici ce qui est écrit dans un plaidoyer co-publié en octobre 2017 par l’Union africaine, la Banque africaine de développement et la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU.

Une étude citée dans ce rapport estime que l’élimination des barrières douanières entre tous les pays africains pourrait entraîner à l’horizon 2022 une hausse de 52,3 % (soit un total de 34,6 milliards de dollars) des échanges commerciaux intra-africains, par rapport à un scénario de référence de 2012. Les gains les plus importants, selon ce scénario, sont attendus au niveau des exportations industrielles africaines (+53,3 % à 28 milliards de dollars). Les salaires réels des travailleurs non-qualifiés sont également attendus en hausse, ainsi qu’un « léger déplacement des emplois de l’agriculture vers les secteurs non-agricoles ». En 2015, les échanges de biens intra-africains ont représenté 2,9 % du PIB du continent, soit environ 72,5 milliards de dollars.

Destruction créatrice à court terme

Ces bénéfices ne se font pas sans « destruction créatrice » à court terme. C’est ce que savent les industriels nigérians qui pressent le président Muhammadu Buhari d’empêcher la première économie du continent de rejoindre la Zone de libre-échange continentale (ZLEC), un accord signé ce mercredi 21 mars à Kigali, sans que certaines garanties et protections ne leur soient accordées. C’est également ce que savent les plus zélés défenseurs de cette initiative qui, du Maroc à l’Afrique du Sud, savent les gains dont peuvent bénéficier leurs industries. Il faut accumuler environ 88 lignes de produits, listés selon la Classification type pour le commerce international (CTCI), pour atteindre 75 % des exportations du Maroc, 80 pour l’Afrique du Sud, 75 pour la Tunisie et 40 pour le Kenya.

Une seule ligne (le pétrole) suffit pour le Soudan du Sud, l’Angola, le Tchad, le Nigeria, la Libye et le Congo-Brazzaville. Prétendre que des industries suffisamment diversifiées existent dans ces derniers pays pour bénéficier rapidement de la libéralisation commerciale de l’Afrique est illusoire. À bien des égards, l’Accord de libre-échange nord-américain a eu des effets positifs pour l’ensemble des pays concernés, mais ils ne sont pas identiques. Selon une étude de 2014 du Council on Foreign Relations, « le commerce intra-bloc a augmenté de 188 % au Mexique, de 11 % au Canada et de 41 % aux États-Unis ».

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Des mesures d’accompagnement prévues

Aucun de ces arguments sur les distorsions à court terme et les gains inégaux entre États ne justifie à lui seul le rejet de la ZLEC, d’autant plus que des mesures d’accompagnement sont prévues par les promoteurs du projet.

« Au-delà des débats sur ce que certains pays pourraient gagner ou perdre dans le court terme, la vérité, statistiquement établie, est que chacun de nos États membres et le continent dans son ensemble tireront un bénéfice immense de la mise en place de la Zone de libre-échange », avance le président de la Commission de l’Union africaine, dans une déclaration à la presse datée de ce mercredi 21 mars.

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La difficulté ici, comme ailleurs, est que « sur le long terme, nous sommes tous morts », écrivait un économiste britannique en 1923. Il faut croire que les industriels nigérians ont lu John Maynard Keynes.

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