En Tunisie, le projet de modernisation de la carte d’identité nationale inquiète les ONG

Le projet de loi relatif à la mise en place d’une carte d’identité biométrique, proposé à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) après son adoption en conseil des ministres le 27 juillet 2016, tarde à voir le jour. Les associations y ont décelé de nombreuses violations en matière de protection des données personnelles.

 © Licence Creative Commons

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Publié le 1 décembre 2017 Lecture : 6 minutes.

Le ministère tunisien de l’Intérieur veut plus que jamais amender la loi 27 de 1993 relative à la carte d’identité nationale (CIN). Le projet de loi, qui a été introduit à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en août 2016, est encore en attente d’adoption. Et pour cause : l’Instance parlementaire nationale de protection des données personnelles (INPDP) a relevé un problème de violation des données personnelles. Jeune Afrique reprend le débat, expliqué en quatre points.

Pourquoi une carte d’identité biométrique en Tunisie ?

Pour le gouvernement, il est impératif de rattraper le retard de la Tunisie par rapport aux pays africains et européens. Adellatif Sbaï, directeur général de la police scientifique et technique au sein du ministère de l’Intérieur à l’époque de la formulation du projet de loi, affirmait en avril 2016 : « Nous pensons qu’en l’espace de huit ans, toutes les CIN classiques seront remplacées par des biométriques, et le renouvellement sera obligatoire. La CIN biométrique (et l’identifiant unique ensuite) servira aussi dans le domaine de la santé et du social : une carte vitale, la caisse des retraites… Cela facilitera en outre l’activation par l’État de la procédure AFIS (Automated Fingerprint Identification Systems ou Systèmes d’identification automatique à partir des empreintes digitales) ». Le ministère présente ainsi la carte biométrique comme la solution à plusieurs maux administratifs que les Tunisiens connaissent bien.

La tranche des Tunisiens les plus âgés n’est pas prête au changement

Les premiers concernés seront ceux et celles qui auront 18 ans au cours de l’année 2018, puisque la plupart des CIN sont produites à la majorité, ce qui fait environ 788 663 citoyens, soit 7% de la population. Ils seront donc prioritaires par rapport au reste des adultes.

Cependant, la tranche des Tunisiens les plus âgés n’est pas prête au changement, selon la directrice générale des études juridiques au département de l’Intérieur, Ahlem Kharbech : 6,5% des Tunisiens seraient encore titulaires de cartes d’identité périmées à ce jour, malgré les campagnes gouvernementales incitant à renouveler les anciennes cartes, datant de l’époque socialiste.

Quels aspects les militants pour les droits numériques contestent-ils dans ce projet de loi ?
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Le projet de loi soulève plusieurs questions au sein de la société civile tunisienne : la nature des données à ficher, la question technique du stockage des données, ainsi que l’aspect relatif aux droits du citoyen à la protection de ses données numériques.

Le ministère compte inclure dans la nouvelle carte chiffrée les données classiques liées à l’identité : date et lieu de naissance, noms des parents et adresse. Parmi les informations qui seront incorporées dans la carte cryptée : la photo d’identité, qui faciliterait aux autorités la reconnaissance faciale à travers les caméras placées un peu partout en ville – ce qui pose déjà le problème de l’ultra-surveillance par l’État . L’empreinte digitale et les informations administratives « relatives à la numérotation et à l’enregistrement de la carte et le chiffrage de son contenu » – comme le spécifie le texte du projet de loi – feront aussi partie de la liste des données que contiendra la CIN biométrique.

Les ONG tunisiennes ont du mal à faire confiance au ministère de l’Intérieur quant au respect des restrictions que ce dernier déclare s’imposer vis-à-vis des données cryptées que ses agents incluront dans la carte, sans que le citoyen ne puisse prévisualiser ses informations avant qu’elles ne soient enregistrées.

Elles critiquent aussi l’absence de la signature du porteur de la carte, « primordiale pour toutes sortes d’opérations administratives et commerciales », comme le souligne l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP).

L’Etat tunisien doit pouvoir protéger les données personnelles de ses citoyens, non pas les exposer au piratage

Chawki Gaddes, président de l’INPDP,  tempère toutefois la contestation : « En somme, nous ne sommes pas contre le projet en entier, mais contre certains aspects juridiques qui l’encadrent. Le souci du stockage se pose aussi : le fichier sur lequel seront stockées les données n’est pour l’instant encadré par aucune norme de sécurité. Le problème est que le ministère de l’Intérieur veut absolument conserver les informations de ses citoyens dans sa propre base de données ». Le patron de l’INPDP juge une telle opération imprudente : « Vous imaginez le risque que ça représente de stocker les informations personnelles de 11 millions de citoyens, avec les moyens du ministère tunisien de l’Intérieur ? Aucun État n’est capable d’assurer la protection d’autant de données. »

À présent, le meilleur candidat pour ce marché – l’ex-ministre de l’Intérieur Hédi Mahjoub avait déclaré que l’Etat finalisait les plis pour l’appel d’offres à la fin septembre – est le français Gemalto, premier fournisseur mondial de cartes à puces. L’entreprise a supervisé le même projet au Maroc, mais n’a encore rien confirmé quant à un contrat en Tunisie.

Autre question qui préoccupe les ONG selon la militante Dhouha Ben Youssef : l’identité de l’autorité qui s’occupera du stockage de toutes ces données personnelles. Est-ce le ministère de l’Intérieur ou bien l’entreprise chargée du projet ? 

L’identifiant unique du citoyen prendra un aspect « identifiant » et non « sécuritaire », contrairement à la carte biométrique

Le coût financier de l’opération dérange aussi les ONG, « alors que le pays subit une crise qui ne finit pas » comme l’affirme Dhouha Ben Youssef. Le gouvernement avait estimé le coût total de l’opération – qui devait d’abord se lancer fin 2016, puis début 2017, et est encore à ce jour en suspens – à 25 ou 30 millions de dinars (environ 10 227 160 €). Un luxe payé au prix fort pour la société civile tunisienne.

Quel rapport avec l’identifiant unique du citoyen (IUC) ?
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L’autre projet que le gouvernement veut boucler, c’est l’identifiant unique du citoyen  (IUC), dont le mémoire d’entente pour la mise en œuvre a été signé au début de l’année par le ministère de l’Environnement et des collectivités territoriales et l’Instance de protection des données personnelles (INPDP) de Chawki Gaddes. Selon le ministère de l’Intérieur, l’IUC est destiné à succéder à la CIN biométrique une fois que toutes les CIN classiques seront renouvelées.

La militante Dhouha Ben Youssef trouve la procédure plus conforme aux objectifs des autorités : « Cet identifiant sera un numéro unique, le même que le numéro de la CIN comme le propose le ministère, et permettra de regrouper les données principales (comme l’état-civil ou la situation financière) relatives à chacun d’entre nous, sans en venir aux données plus personnelles.

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Avec l’IUC, il y aura déjà plus d’interactivité avec le citoyen, puisque cette « opération prendra un aspect identifiant et non sécuritaire, contrairement à la carte biométrique », affirme l’ancienne ingénieure de Tunisie Telecom.  

Que propose l’INPDP comme modifications à ce projet ?

L’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP) exige la possibilité pour le citoyen de modifier ses données de façon indirecte, à travers la formulation d’une demande à l’Instance qui, elle,  transmettra la demande au ministère. Elle propose de créer une sorte de log in et de mot de passe permettant à l’utilisateur d’accéder uniquement à ses données stockées pour les consulter et éventuellement les modifier.

« Pour le moment, le ministère de l’Intérieur prévoit que si, en tant que citoyen tunisien, je désire y accéder, et que je décrypte la carte, je risque une peine de cinq ans de prison. Or, cette procédure est en franche violation de la loi 63 de 2004 sur les données personnelles. Il faut justement que ces informations soient effacées de la base de données (d’une manière automatique ou manuelle) une fois que la personne a récupéré sa CIN biométrique. Ils n’en auront pas besoin par la suite », explique son responsable Chawki Gaddes. « Bien sûr, l’Instance a formulé cette proposition à l’ARP, mais le ministère a fait la sourde oreille. »

Les militants pour la protection des données digitales tentent tant bien que mal de mettre la pression sur le gouvernement afin de prendre en compte leurs critiques. « La Tunisie a signé le règlement des données personnelles du Conseil de l’Europe, qui œuvre pour la préservation des données des citoyens et leur accorde l’accès à leurs propres données ainsi qu’à leur modification », rappelle la militante Dhouha Ben Youssef . « L’État tunisien doit pouvoir protéger les données personnelles de ses citoyens, non pas les exposer au piratage », conclut-elle.

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